À destins mêlés

Livre numérique

Livre broché

À destins mêlés

Traduit du russe par Yves Gauthier

Éditeur: Marie-Thérèse Gauthier

© 2003 Tauba Müller

© 2014 T&V Media


A la mémoire d’Edgar, mon premier fils

Tania Müller


…Tenir le fil à tout moment

Des choses et des êtres,

Sentant, vivant, pensant, aimant,

Faisant des découvertes.

Boris Pasternak

Été 1956

En guise de préface

Rien n’est inventé dans ce livre. Tout repose sur des faits authentiques. En évoquant ma vie et mon entourage, j’ai naturellement décrit les choses comme elles se sont gravées dans ma mémoire et imprimées dans ma conscience, sans aspirer à tout dire, ce qui eût été à la fois impossible et inutile. S’agissant des conditions objectives d’existence que mon récit reflète, à chacun de compléter le tableau de ma modeste narration par sa propre expérience de la vie et ses connaissances historiques.

L’auteur

1. Une enfance à Liepāja

Mon enfance s’est passée chez mon grand-père et ma grand-mère, les parents de ma mère, qui m’ont élevée de la première année de ma vie jusqu’à mes quatorze ans. En 1934, ils sont partis pour la Palestine auprès de leur fils Garry. Ils sont revenus un an plus tard pour repartir de nouveau, définitivement cette fois, et je ne les ai plus jamais revus.

Mon grand-père, Josif Blumberg, était natif de la Lettonie ; quant à ma grand-mère Hava, née Karlin, elle était venue en son temps de Danzig (Gdansk). Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous parlions en allemand dans notre famille, moi-même ayant été éduquée par des livres allemands. Il faut dire que la ville de Liepāja, dans la province occidentale de la Lettonie – Courlande (Kurzeme) – était à cette époque à moitié germanisée, par l’effet de circonstances historiques.

Avant 1918, année où la Lettonie acquit son indépendance, le Courlande, qui avait connu bien des passations de pouvoir entre les chevaliers teutoniques au XIIIe siècle et les Polonais aux XVIe-XVIIe siècles, faisait partie de l’Empire russe, mais les vrais maîtres du pays étaient les propriétaires fonciers allemands qui en possédaient les terres. Aussi l’usage du letton allait-il de pair avec le russe et surtout l’allemand.

Mes grands-parents étaient des juifs profondément croyants qui respectaient toutes les fêtes et les célébrations religieuses à l’occasion desquelles beaucoup de monde se rassemblait autour de notre table, et alors le ténor agréable et puissant de mon grand-père emplissait la maison. Il était chantre d’honneur à la synagogue et parfois venaient deux enfants de chœur qui l’accompagnaient. Mon grand-père se distinguait aussi par la beauté de son physique : un homme de belle prestance, blond foncé à la barbe et aux moustaches légèrement rousses, le front haut, les yeux clairs. Belle, ma grand-mère ne l’était pas vraiment. Elle était plutôt petite, replète, le nez un peu trop gros, mais avec une chevelure somptueuse et de grands yeux sombres. Sa douceur et sa bonté naturelles s’imprimaient dans la ligne de sa bouche et l’expression de son visage.

Homme instruit et d’esprit libéral, mon grand-père avait envoyé très tôt ses enfants faire leurs études dans différentes villes. Sa fille aînée Sonia (Sofia), qui lui ressemblait à bien des égards, étudia dans un lycée de jeunes filles de Saint-Pétersbourg, d’où elle partit plus tard pour s’installer à Moscou. Là, elle acheva ses études supérieures et travailla comme économiste en planification. On ne recevait que rarement de ses nouvelles et mon grand-père, voyant dans le journal qu’il était question de famine en Russie, collectait pour elle d’énormes colis alimentaires. Savait-il qu’en Russie soviétique, les contacts avec l’étranger n’étaient pas souhaitables et pis, représentaient une menace pour la vie ? Chez nous, cette question n’était pas discutée, du moins en présence des enfants que nous étions, et nous grandîmes dans l’ignorance totale de ce qui se passait en URSS bien qu’on pût lire dans les journaux de Liepāja des articles ou communiqués dénonçant le régime de Staline. Mais nous autres, enfants, ne lisions pas les journaux.

Le fils aîné de mon grand-père, Max, partit tout jeune homme pour Paris où il apprit le métier d’horloger-bijoutier, se maria et fit sa vie. Le deuxième fils, Garry, qui comme Max ressemblait beaucoup à sa mère, fit le conservatoire de Berlin en classe de violon, où lui-même enseigna jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, après quoi il émigra en Palestine avec sa femme pianiste et fonda sa propre école de musique à Tel-Aviv.

Quant à la fille cadette Lina (Liba), ma maman, elle resta à Liepāja. Belle femme, elle ressemblait à mon grand-père, bien qu’elle fût plus noire des yeux et des cheveux. Elle se maria jeune et eut de son premier mari, mon père, quatre enfants d’affilée à un an et demi d’intervalle. Mon père, qui était journaliste, venait rarement à la maison et laissait souvent maman sans argent. Elle en gagnait comme elle pouvait en faisant des chapeaux, mais cela ne suffisait guère à nourrir la famille. Aussi ses trois filles furent-elles élevées par ses parents : moi la première, puis, quelques années plus tard, ma sœur cadette Gita, et, après un certain temps, ma sœur aînée Ida qui allait déjà à l’école. Notre frère Léo, le plus âgé d’entre nous, était tour à tour chez ma mère et mon père jusqu’au moment de leur divorce.

On me donna le nom de la mère de mon grand-père, Tauba, mais, à la maison, on m’appelait Taubklein à l’allemande (petit pigeon). Très tôt, toutefois, on m’appela Tania et ce nom fut le mien pour ma vie entière.

On ne prononçait jamais chez nous le nom de mon père et je n’appris que plus tard, en 1936, alors que je vivais à Riga, qu’il s’appelait Wolf (ou William, son nom de plume) Blumberg et vivait à l’étranger. Il avait de vagues liens de parenté avec ma mère et portait le même patronyme qu’elle.

Maman se remaria et accoucha encore d’un fils, Abraham. Elle venait rarement chez nous et, quand elle nous rendait visite, l’atmosphère devenait irrespirable bien que nul ne lui fît le moindre reproche.

Toutes ces dissensions familiales, pourtant, n’eurent guère d’effet sur mon enfance qui fut parfaitement heureuse dans la mesure où mon grand-père et mon grand-père me tenaient lieu de parents. Ils nous prodiguaient à mes sœurs et à moi-même beaucoup d’amour et d’attention tout en étant assez sévères comme doivent l’être des parents. Ils ne se plaignaient jamais de leur pénible sort et nous offraient un exemple de rectitude et d’abnégation. Bien qu’ils ne fussent plus de première jeunesse et que ma grand-mère souffrît d’une bronchite chronique (elle toussait souvent toute la nuit), ils se levaient tous les deux de bonne heure et allaient au travail chacun à leur tour : l’un d’eux restait toujours à la maison pour nous préparer le petit-déjeuner et nous envoyer à l’école. Ils attachaient une grande importance à l’ordre et à la propreté, exigeant de nous la même chose en retour.

Mon grand-père tenait un petit commerce de matériaux de construction et de combustible : c’était un carré de terre avec des piles de planches et de bois de chauffage et où nous autres enfants aimions jouer à cache-cache. Ma grand-mère ou lui-même attendaient le client dans une petite maison en bois qui faisait bureau. Nous avions souvent la visite d’un cocher, un grand Letton qui livrait la marchandise. Son cheval Boïko était notre mascotte. Quand mon grand-père se mit à préparer son départ pour la Palestine, le commerce fut cédé au cocher qui continua de nous fournir le bois tout le temps que nous restâmes à Liepāja.

Nous vivions non loin du centre-ville, rue Bāriņu où, d’après ce nom, avait dû se trouver jadis un orphelinat. Hasard ou pas, l’Armée du Salut s’y était installée, une organisation quasi militaire de missionnaires qui s’occupait tout à la fois d’évangélisation et de bienfaisance. J’en voyais souvent les membres en uniforme bleu rouge qui défilaient devant chez nous au son d’un petit orchestre de cuivres, ce qui donnait un peu d’animation à notre rue si tranquille.

Les habitants de la rue n’étaient pas des gens riches et mon grand-père non plus. Notre trois-pièces était plus que modeste, sans superflu, mais nous avions de quoi faire venir du personnel qui aidait ma grand-mère à tenir la maison. Nous autres enfants n’avons jamais manqué de nourriture ou d’habits. Mon grand-mère veillait fermement à ce que notre tenue et notre comportement fussent conformes à l’image qu’on se faisait communément des « bonnes » familles. Lui-même était quelqu’un de très respecté qui se faisait toujours élire au conseil des parents de notre école. Il était aussi membre du bureau d’une association juive de bienfaisance de Liepāja, Gmilus Chesed, comme je l’ai appris récemment dans un journal de 1926.

A cette époque, Liepāja comptait près de 67.000 habitants dont plus de la moitié de Lettons, 16% de juifs, 10% d’Allemands et 4% de Russes. La ville était certes éloignée de la capitale de la Lettonie, Riga, mais, de par sa situation de port de la Baltique, il vit passer ou s’installer beaucoup de monde en provenance de différents pays, surtout pendant la Première Guerre mondiale et dans les années vingt, époque où bien des intellectuels, nobles et gros propriétaires fuirent la Russie bolchevique. Au milieu des années 1920 arrivèrent d’un coup quelque six cents mennonites, des chrétiens évangélistes, qui partirent bientôt pour le Canada. Il y avait alors des liaisons maritimes régulières avec l’Amérique.

Rien d’étonnant, donc, à ce que ma curiosité se fût portée dès mon enfance sur toutes sortes de gens à l’aspect singulier que je croisais dans les rues de notre ville.

A la charnière des années vingt et trente, deux Françaises habitaient à Liepāja : une mère d’un certain âge et sa fille adulte. On les voyait passer dans la rue, serrées l’une contre l’autre comme deux ombres grises. Elles gagnaient leur vie à raccommoder des habits et à remonter des jarretières de bas. Parfois, ma grand-mère m’envoyait chez elles car les vêtements étaient taillés dans des tissus solides que l’on reprisait toujours à la première déchirure. A voir le travail d’artiste de ces femmes, je m’essayais moi-même à rapiécer les trous d’une manière invisible, mais sans guère y parvenir. Ces Françaises vivaient très pauvrement et se conduisaient d’une façon extrêmement modeste, discrète et effacée. Plus d’une fois je fus tentée de leur demander comment elles s’étaient retrouvées chez nous, mais mon éducation m’en empêcha. Sans doute étaient-elles de ces gouvernantes françaises que la révolution avait chassées de Russie…

Dès que je donnais libre cours à mon imagination, tout alentour s’enveloppait de mystère. Un homme à la face bleue passait soudain devant moi. Qui était-ce, d’où venait-il ? Probablement un alcoolique, comme je puis le supposer aujourd’hui. Mais alors j’échafaudais une multitude de toponymes liés à des événements ou à des aventures les plus saugrenues : Honolulu, Hongkong, Yokohama… On ne s’étonnera pas d’apprendre que j’avalais des récits et des romans d’aventures…

Pouvais-je seulement imaginer qu’il me serait donné un jour de voir ces contrées qui me semblaient inaccessibles ?

Non loin de chez nous, un petit vieux à la longue barbe blanche qui moussait sur une face couverte de rides mendiait immuablement assis au coin de la rue voisine menant au centre-ville, et les passants lui jetaient la pièce. C’était un peu le monument de ce lieu sans lequel le tableau eût été incomplet. Je croyais y voir une sorte de gnome antique assigné à ce coin par la volonté du sort.

Or, il s’avéra soudain que ce vieillard était en vérité quelqu’un de riche ! A sa mort, on sortit de son matelas une somme d’argent colossale… La nouvelle me déçut : d’un coup le conte de fée s’assombrissait…

Liepāja s’enorgueillissait de sa vaste plage de sable blanc le long de laquelle s’alignaient de vertes plantations. Dans mon enfance, c’était un parc bien entretenu, une véritable cité balnéaire fréquentée par beaucoup de monde.

Hommes et femmes se baignaient séparément, et le seul homme de la plage des femmes était un gros policier moustachu affublé de l’uniforme complet. Épongeant la sueur qui lui inondait le visage, il se tenait droit comme une statue, entouré de bonnes femmes complètement nues qui lui adressaient toutes sortes de plaintes et commérages : un enfant de perdu, des affaires de volées, une bagarre entre unetelle et unetelle… Un puits sans fond de patience…

Entre nous autres écoliers de dix ou onze ans, c’était à qui prendrait le plus de bains dans l’été, attendu que nous commencions dès avant l’ouverture de la saison et terminions en septembre, quand la plage était déjà déserte. Il me souvient que j’avais atteint les 90 baignades. Par tous les temps, qu’il pleuve ou qu’il vente, les plus résistants laissaient leurs habits dans la première cachette venue en claquant des dents, et plouf à la mer.

Même avant cela j’étais déjà une enfant endurcie qui, de mars à octobre, allait les genoux à l’air en petites chaussettes sans jamais attraper froid. Mais ces paris-là m’aguerrirent encore plus, tant et si bien que je n’étais jamais malade. Néanmoins, bien qu’ayant grandi au bord de la mer, je ne pus apprendre à nager. Il faut savoir qu’à Liepāja, l’eau ne monte pas plus haut qu’aux genoux même à bonne distance du bord. Les adultes allaient plus loin pour nager, mais cela nous était formellement défendu.

De l’autre côté de la ville, il y avait un grand lac où foisonnaient alors poissons et canards sauvages. Là-bas aussi nous allions pour des baignades et du canotage mais, bizarrement, l’endroit ne m’attirait pas. L’essentiel de mes préoccupations tenait à l’école, à la bibliothèque et aux cinémas, ainsi qu’à la plage où tout le monde se ruait en été. Le quartier du lac de Liepāja était peuplé d’ouvriers et de pauvres, et je ne me mis à le fréquenter qu’à l’âge de 14 ans, lorsque je commençai à m’intéresser à la politique et aux questions sociales.

Les jours de tempête, le grondement de la mer montait de partout, et le rugissement des vagues, semblable au râle d’une créature gigantesque, emplissait le silence de la nuit jusque dans notre chambre où je lisais des livres jusqu’à plus d’heure en cachant ma lampe sous ma couverture pour ne pas être vue de mon grand-père. A 13 ans, j’avais déjà lu un grand nombre de classiques et d’écrivains contemporains allemands, y compris Jacob Wassermann, auteur de romans psychologiques très populaire dans les années trente. Son Gaspard Hauser, en particulier, m’envoûta par le mystère du destin de ce personnage bien réel qui, abandonné dans les bois, avait grandi parmi les bêtes. Apparu à Nuremberg en 1828, il avait trouvé la mort tout aussi mystérieusement cinq ans plus tard.

J’étais aussi attirée par les œuvres philosophiques, en particulier le livre de Friedrich Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra. Son pathos romantique et sa poésie ne me laissaient pas indifférente, même si, dans le fond, je n’y entendais pas grand-chose. Mais quel adolescent, à la lecture de ce livre, n’eût été séduit par ces mots de Nietzsche : « Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : il est le midi et le soir… »

Voilà qui me donnait ample matière à discussion avec mes camarades d’entre lesquels se distinguait un garçon, Josi (Josif), grand lecteur lui aussi. Je pouvais passer des heures et des heures à parler avec lui sur la longue jetée qui séparait la plage du port. Les vagues se fracassaient sur d’énormes blocs, les embruns volaient, la bise sifflait, mais nos conversations ne finissaient pas avant le soir où nous filions à la maison.

Josi m’intéressait uniquement pour son intelligence, et pourtant j’ai le souvenir d’un beau garçon aux yeux noirs enflammés. Amoureuse, je ne l’étais absolument pas. A cet égard, je restai longtemps une enfant, malgré mes lectures d’adulte. Tout ce qui touchait le domaine sexuel passait à côté de ma conscience sans effleurer mes sentiments. Sans doute cela tenait-il aux conditions dans lesquelles je grandissais. Pas de télévision à l’époque. Personne d’autre à la maison que mes grands-parents, mis à part les enfants que nous étions. J’observais de quelle touchante manière ils s’occupaient l’un de l’autre, surtout quand ils tombaient malades. Jamais je ne les vis se tenir ou s’embrasser. Ils n’étaient pas encore très vieux, mais les choses intimes se faisaient à huis clos, quand nous dormions. Ils nous embrassaient le soir, nous tenaient dans leurs bras, mais c’était là un amour paternel ou maternel qui me semblait naturel, et dont j’avais besoin autant que les autres enfants.

A l’âge de treize ans, en classe de sixième, je commençai à donner des leçons aux élèves en difficulté. Si les enseignants de notre école me confiaient cette tâche, c’était non pas tant pour mes bons résultats et mon dynamisme en classe que parce que je me contentais d’un tout petit salaire par leçon, 20 centimes, soit le prix d’un billet de cinéma, sachant aussi que l’opéra coûtait entre 25 et 50 centimes aux enfants des écoles. Je ne supportais pas de quémander de l’argent à mes grands-parents pour un loisir ou une glace, même si je savais qu’ils ne me l’auraient pas refusé.

L’un de mes élèves vivait dans un quartier de la ville qu’on appelait Nouvelle Liepāja, et ce n’était pas la porte à côté. Dès que j’entrais chez lui, j’assistais invariablement à la même scène : ce cancre de redoublant se vautrait sur son lit et sa mère, me voyant, attrapait un balai et se jetait sur lui : « Debout, paresseux, voilà ta maîtresse qui arrive ! » De guerre lasse, je ne tardai pas à abandonner la partie.

J’avais une autre élève dont je me souviens sous un jour tout à fait différent. Extrêmement douée pour la musique, elle avait du retard dans certaines autres matières. Sa maman vendait du hareng au marché. Grosse dame au joli visage halé par les vents, sanglée d’un immense tablier de caoutchouc, elle tirait de ses mains rouges et enflées un hareng gras d’un tonneau et l’enveloppait dans un papier journal que la graisse noircissait aussitôt. (Ah ! la graisse de poisson ! Pas un hiver de mon enfance ne se passa sans qu’une cuillère d’huile de foie de morue ne me pendît au nez. Je protestais à m’en rompre la gorge, je me pinçais les narines, mais grand-père était sans pitié ! Grand-mère, elle, avait trop de cœur pour me faire avaler cette saleté fétide).

A cette époque, Liepāja regorgeait de poisson ? Nous aimions surtout le succulent carrelet frais fumé que ma grand-mère achetait souvent. Où est-il passé depuis ? Quant au hareng, il était stocké dans de grands tonneaux en bois : salé, demi-sel et frais. A l’étale des bouchers, la préférence des gens (sauf les juifs, évidemment) allait au bacon, poitrine de porc fumée qui s’exportait même en Angleterre. Petit-déjeuner typique d’un ouvrier ou d’un paysan de ce temps-là : un gros morceau de bacon sur une énorme tranche de pain noir.

A la ridelle d’une multitude de voitures de paysans, l’on vendait de la pomme de terre, des concombres, des pommes et autres denrées agricoles dont la Lettonie abondait avant que le pouvoir soviétique n’assignât les paysans au kolkhoze.

La mère de mon élève, une juive d’un certain âge déjà qui n’avait plus de mari, gagnait rudement sa vie à s’escrimer avec ses tonneaux de hareng, mais à peine arrivait-elle à joindre les deux bouts. Je m’arrangeai avec elle pour un échange de leçons : j’aiderais sa fille à travailler ses cours, celle-ci m’apprendrait à jouer du piano.

Et cela dura assez longtemps (je commençais déjà à jouer de simples valses) jusqu’au jour où cette enfant douée fut admise dans une école de musique à titre gratuit. Pour autant, ces leçons n’auront pas été inutiles : j’abandonnai la musique, certes, mais grâce à cette famille et à son entourage je me pénétrai d’un univers encore inconnu de moi, de cette société juive de Liepāja qui parlait le yiddish, lisait des auteurs juifs publiés dans cette langue, appréciait la littérature russe et adhérait à des opinions sociale-démocrates, voire socialistes.

La vie culturelle des différentes communautés de notre ville était en pleine effervescence. J’ai déjà parlé de l’opéra qui se distinguait par la richesse de son répertoire et la qualité de ses chanteurs. Il y avait une cantatrice célèbre en Lettonie, madame Brechman-Stengel, soprano remarquable. Il n’était pas rare que la scène de l’opéra de Liepāja accueillît des solistes tels que Maria Kouznetsova, « la meilleure Madame Butterfly », comme l’écrivait un journal de Liepāja.

Des troupes de théâtre venaient en tournée de Riga et d’ailleurs : aux troupes lettones s’ajoutaient celles du Théâtre de drame russe, fondé en 1883, du Théâtre de chambre de E.N.Rochtchine-Insarov, du Théâtre juif de Riga, et d’autres encore.

Même mon oncle Garry vint se produire comme soliste à Liepāja à la fin des années vingt, ce qui mit de l’émoi dans la vie bien réglée de notre famille. Ce fut alors, peut-être, que l’on prononça chez nous le nom d’Arturo Toscanini sous la direction de qui oncle Garry avait déjà joué.

J’étais attirée par la bibliothèque, les cinémas et l’opéra où je n’allais pas très souvent, bien que chaque fois fût comme une fête inoubliable. Je fréquentais plus régulièrement le cinéma. L’élégante salle du Splendide Palace programmait souvent des films muets accompagnés au piano. J’ai souvenir de films comiques de Pat et Patachon. Je ne manquais jamais un film avec Greta Garbo, que j’adorais, et je garderai toujours en mémoire la plus forte impression d’un film sur Franz Schubert, Leise meine Lieder (« La Vie tendre en pathétique »), d’après les premiers mots de l’une de ses célèbres chansons. C’était un film musical autrichien magnifique, peut-être l’un des premiers du genre.

Mais ce fut la bibliothèque qui, à cette époque, joua dans ma vie un rôle à nul autre pareil. J’y étais comme chez moi, fouillant dans les rayons et choisissant moi-même mes livres, ce qui était un grand privilège à une époque où l’usage voulait qu’on surveillât de près les lectures des enfants et des adolescents.

Il faut dire que j’étais très sérieuse pour mon âge, ce qui marqua notamment mes relations avec mon frère Léo. De trois ans mon aîné, il était malgré tout plus proche de moi que ma sœur Ida, laquelle ne s’intéressait guère aux livres et se distinguait sensiblement de Léo et moi jusque dans son physique, ainsi que de ma sœur cadette Gita. Ida avait de beaux cheveux châtains et des yeux marron alors que nous avions les nôtres noirs. Grand de taille, Léo ressemblait à maman avec ses cheveux légèrement frisés et son front haut. D’un naturel songeur, il scrutait le monde environnant et possédait de plus un vrai talent d’artiste, ce dont je parlerai plus loin. Nous ne nous voyions pas souvent parce qu’il habitait chez notre mère, mais nous étions très complices. Ce fut lui qui me fit connaître ses amis adultes dont la compagnie influa en grande partie sur le regard que mon frère et moi portions sur la vie.

En janvier 1934 débarqua dans notre ville un grand groupe de juifs d’Allemagne. C’étaient principalement des hommes jeunes pour qui Liepāja ne devait être qu’une étape. Mais ils furent retenus pour une année entière. Il s’avéra qu’ils avaient l’intention d’entrer en Russie. Pour leur bonheur, comme on peut en juger aujourd’hui, ils échouèrent. Sinon, ils seraient passés de poêle en braise, des pogromes nazis aux geôles du NKVD. Finalement, ils partirent pour la Palestine.

Par l’intermédiaire de Léo, je fis connaissance avec deux de ces jeunes gens. L’un s’appelait Hans, l’autre Heinz. Allemands, ils l’étaient non seulement par leurs noms, mais aussi par leur éducation, et n’eût été Hitler, ils auraient continué de se considérer comme tels comme tant d’autres juifs d’Allemagne avant l’arrivée des nazis au pouvoir.

Tous les deux étaient socialistes mais appartenaient à différentes origines sociales et se distinguaient par des caractères et des sensibilités diamétralement opposés.

Hans était un simple ouvrier, tout en bonhomie et en gaieté, sans complexes ni prétentions. Il ne tarda pas à se trouver une copine à son image à Liepāja, et bien qu’elle ne parlât que le yiddish l’entente était parfaite entre eux deux. Ils se marièrent et partirent ensemble pour la Palestine. J’imagine qu’ils purent s’adapter facilement aux rudes conditions des kibboutz de l’époque, habitués qu’ils étaient depuis toujours aux difficultés et aux privations.

Pour Heinz, c’était une autre paire de manches. Intellectuel raffiné, issu d’une famille aisée, il ne pouvait vivre sans livres, sans nourriture spirituelle. Philosopher, converser, discuter, c’était pour lui quelque chose de vital.

Une lettre qu’il nous envoya de son kibboutz faisait état d’une existence ravalée selon lui à la condition animale : un labeur éreintant dans une plantation d’agrumes du matin au soir, une fatigue bestiale, l’impossibilité de réfléchir à quoi que ce fût, des nuits froides passées tout habillé sous la tente… On le sentait en proie au désespoir. J’ignore ce qu’il devint par la suite.

Outre le letton et l’allemand, notre école juive enseignait l’hébreu. Je connais bien cette langue que j’oubliai presque par la suite à l’exception de quelques mots et d’une chanson qui est restée gravée dans ma mémoire en raison du triste sort subi par son auteur, une jeune poétesse morte prématurément de la tuberculose dans un kibboutz. C’est une chanson pleine de mélancolie, dont les paroles correspondent à peu à près à ceci en traduction littérale : La nuit, les ténèbres, alentour meuglent les vaches./ Vais-je connaître des journées lumineuses, vais-je connaître des nuits

Comme la plupart des élèves de ma classe, je faisais partie d’une organisation sioniste de gauche, Hashomer Hatzaïr, mais ma contribution se limitait à des sorties dans la forêt et à des feux de camp en chansons, le tout pénétré de romantisme. Je n’avais ni le temps ni l’envie de m’impliquer davantage. Sur le fond, je n’étais pas sioniste et le nationalisme m’a toujours été étranger. Les livres m’inspiraient un immense désir de découvrir le monde et j’aurais eu quelque peine à dire quel pays ou région m’attirait le plus.

En 1934, mes opinions se précisèrent. Influencée par mes conversations avec Heinz et Hanz, je commençai à m’intéresser à la politique et à lire les journaux. Beaucoup de choses importantes qui se passaient dans le monde trouvaient un écho dans la presse et dans nos discussions.

En cette année anniversaire de la proclamation d’Hitler chancelier du Reich, ses partisans redoublèrent brusquement d’activité non seulement en Europe occidentale et en Autriche, mais aussi en Lettonie où le pouvoir avait dû ouvrir une instruction judiciaire à l’encontre de l’organisation fasciste Perkonkrusts et de son journal, mais sans suite. En mai 1934, Karlis Ulmanis arriva au pouvoir. Il opéra un coup d’Etat, ordonna la dissolution de la Saeima et des partis politiques, et instaura un régime autoritaire en Lettonie. Cela faisait le jeu des fascistes et des partisans locaux d’Hitler.

Au fil de nos discussions avec Heinz et Hans, nous apprenions beaucoup de détails sur les événements d’Allemagne et d’Autriche où, en février 1934, s’était insurgé le Schutzbund, organisation militarisée de sociaux-démocrates autrichiens créée dans les années vingt pour la défense des réformes sociales. L’insurrection avait été vite écrasée, non sans la contribution des nazis locaux.

Avant cela, je n’avais aucune idée de ce qu’était le marxisme. Heinz m’initia avec Léo aux idées du marxiste allemand Thalheimer dont les livres étaient interdits en Russie soviétique, comme je devais l’apprendre bien plus tard : ils ne correspondaient pas aux dogmes du marxisme-léninisme.

Par ailleurs, grâce à mon élève-professeur de piano dont j’ai déjà parlé, et qui était de mon âge, je fis la connaissance de plusieurs jeunes gens un peu plus âgés que nous qui appartenaient à l’organisation socialiste clandestine Darba Jaunatne (« Jeunesse ouvrière ») dont faisaient partie non seulement des Lettons, mais aussi des juifs, mais aussi des Russes. J’acceptai volontiers d’aider les clandestins à distribuer des tracts en les glissant sous les portes des maisons ou dans les porches du secteur ouvrier du côté du lac de Liepāja.

Cela n’était envisageable qu’à la nuit tombée, lorsque les rues se vidaient. La chose n’était pas sans danger dans la mesure où les policiers patrouillaient souvent dans ce quartier qui abritait beaucoup de sociaux-démocrates ayant pris part aux soulèvements de 1905. Mais les vieux sociaux-démocrates de Liepāja, à la différence des Lettons qui s’étaient rapprochés des bolcheviks dans leur exil sibérien et avaient participé à la révolution d’Octobre en liquidant les « contre-révolutionnaires » - les vieux sociaux-démocrates de Liepāja aimaient passionnément leur pays, la Lettonie, et se contentaient d’évoquer le souvenir de ces événements lointains autour d’un bock de bière ou dans leurs conversations avec la jeunesse.

Je garde en moi le souvenir d’une chansonnette entendue dans la bouche de l’un d’eux, laquelle traduisait bien le désir de retour des Lettons qui rentraient au pays après le long exil auquel ils avaient été condamnés pour participation à la révolution de 1905. Cette chanson drôle se présentait comme un cocktail de paroles lettones, russes et allemandes : Kur ir mans štoks un čemodans, proščai, man vaļas nav… (« Où sont mon bâton et ma valise, adieu, je n’ai pas le temps… »).

Déjà qu’auparavant je ne rentrais guère de bonne heure à la maison, à quoi je me trouvais des tas de justifications, il m’arrivait souvent désormais d’être de retour quand tout le monde était au lit. Assise sur les marches de l’escalier, j’attendais que ma grand-mère au grand cœur m’ouvrît la porte, doucement, pour que mon grand-père n’entendît pas : il était fermement décidé à me donner une bonne leçon en me faisant passer la nuit dans la cage d’escalier. Par bonheur, la chose restait sans suite. Mon grand-père me savait incapable d’inconduite et, me voyant saine et sauve le lendemain matin, il se radoucissait et me pardonnait.

Quand la question se posa, en 1934, de partir pour la Palestine, je refusai catégoriquement de quitter Liepāja, considérant que ma place était ici et que je devais me battre en Lettonie pour la justice sociale et un meilleur avenir. Sage et prévoyant, mon grand-père insista pour que j’acquière un métier dans la mesure où j’allais devoir subvenir à mes besoins. Il prit langue avec une couturière qui accepta de me former moyennant finances. Entrait ainsi dans ma vie une nouvelle occupation qui me paraissait très ennuyeuse et qui, de plus, me faisait perdre un temps fou en surfilage, boutons et pressions.

La couturière comprit bientôt qu’elle ne m’apprendrait jamais à faire des habits, aussi décida-t-elle de me motiver en m’apprenant à dessiner des patrons sur des mesures levées au préalable d’après des coupes de mon invention. Je me piquai au jeu et me mis à tailler des modèles, y compris chez moi. Mais, la plupart du temps, cela se soldait par du gaspillage de tissu. Toujours est-il que par la suite, le fait de savoir tailler et coudre me servit beaucoup et, plus d’une fois, nous sauva de la faim, ma famille et moi. Combien de fois rappelai-je alors le souvenir de mon grand-père, et avec quelle reconnaissance envers lui qui avait opportunément songé à mon avenir !

Mes grands-parents partirent en emmenant Gita et en laissant Ida qui devait s’occuper de moi, bien qu’elle n’eût qu’un an et demi de plus. Nous occupions toujours le même logement. Maman et Léo venaient nous voir plus souvent.

En 1935, grand-père, grand-mère et Gita revinrent : ma grand-mère avait du mal à supporter la chaleur de Palestine, sans compter qu’elle ne s’entendait guère avec la femme d’oncle Garry… Mais le cours habituel des choses s’était déréglé, et, surtout, la famille n’avait plus de gagne-pain. La circonstance poussa mon grand-père à prendre la décision d’émigrer définitivement en Palestine. Cette fois, Ida partit et Gita resta à Liepāja chez ma mère. J’entrai dans une école de commerce lettone où je ne fis qu’une année, après quoi, en 1936, je déménageai à Riga. Ce n’était pas la première fois que je quittais ma ville. Déjà, à l’âge de vingt mois, j’avais séjourné à l’étranger où s’était produit un événement qui devait changer radicalement le cours de ma vie.

Mes grands-parents m’emmenèrent à Berlin pour une visite à leur fils Garry. Sur la photographie prise à Berlin au début de décembre 1921, nous posons tous les trois : grand-mère endimanchée, dont les cheveux n’avaient pas encore blanchi, moi avec une poupée de caoutchouc à la main, et grand-père avec ses lunettes, ses moustaches et sa barbichette, tel que je l’ai toujours connu.

Après Berlin, l’Italie. Nous séjournâmes à Naples. (En évoquant le souvenir de ce voyage, mon grand-père me demandait : « Te souviens-tu du Chanceux ? » Mais je n’avais aucun souvenir.) De Naples, la Palestine. Où et pour combien de temps, je ne saurais dire. En revanche, je sais que de Palestine nous allâmes en Egypte, à Alexandrie, où se produisit quelque chose d’invraisemblable : mon grand-père s’absenta pour je ne sais quelle affaire en me laissant seule avec grand-mère. Or, à l’instant même où elle me tourna le dos, je disparus. Affolée, elle courut deci delà, mais en vain. La police fut mise sur le pied de guerre et l’on me chercha longtemps. Par bonheur, quelqu’un aperçut un Arabe qui tenait dans ses bras une enfant à l’évidence étrangère, et le signala à la police, grâce à quoi je fus retrouvée. Sans cela, je serais devenue une femme arabe élevée en Égypte… L’homme affirmait qu’il ne m’avait pas enlevée, mais trouvée…

L’histoire marqua tellement mes grands-parents qu’ils en reparlèrent de longues années durant…

A travers tous ces récits, j’appris aussi que mon grand-père, dans sa jeunesse, avait séjourné en Afrique (peut-être est-ce de lui que je tiens ma passion des voyages ?). Malheureusement, je n’eus pas la curiosité de l’interroger plus en détail. C’était sans conteste un homme passionnant qui avait vu beaucoup de choses dans sa vie. Je n’ai pas interrogé ma grand-mère non plus, et je n’en sais que ce que j’ai pu voir de mes propres yeux. Si j’en savais plus long à leur sujet, je serais sans doute capable de mieux me comprendre moi-même.

De tout cela, je n’eus conscience qu’à l’âge adulte. Adolescente, je me souciais peu de savoir de qui je tenais, qui étaient mes aïeux et comment ils vivaient. Quant à l’enfance, c’est un âge où les notions de « futur » et de « passé » n’existent pas. Il faut vraiment devenir adulte pour appréhender le fait que l’on est un maillon entre hier et demain, que l’on porte en soi des parties de ses ancêtres et de ses descendants, et que la perpétuation de la lignée dépend surtout de l’énergie qu’on met à vivre, de ses ressources physiques et spirituelles, de son aptitude à se connaître soi-même, à comprendre son entourage et à ordonner son existence.

Pour en revenir à mon enfance, je garde un souvenir très net des séjours que je faisais à la campagne avec mes sœurs – j’étais alors d’âge préscolaire – ou avec les élèves des petites classes. Je me souviens des environs pittoresques de Liepāja, Bernati par exemple, des bois ombreux avec leurs fourmilières, leurs champignons, leurs riantes clairières où nous cueillions des fraises sauvages parfumées et des fleurs des champs pour nous tresser des couronnes ; j’ai souvenir des hameaux paysans où nous avions la permission de cueillir tomates et concombres au potager, et où l’on nous offrait du lait frais tiré de la vache ou du pain à peine sorti du four.

Je me rappelle un petit train que nous surnommions « la bouilloire », composé d’une machine à vapeur et d’un wagon unique. Avec force panaches et soufflements, il nous emmenait sans hâte à Grobiņa, jolie petite bourgade non loin de Liepāja, fondée en son temps par les vikings comme avant-poste en terre des Coures, antique tribu balte. Au XIIIe siècle, les chevaliers teutoniques s’emparèrent de la cité et de son fort. Les armoiries de la petite ville, qui datent de la fin du XVIIe siècle, en reflètent la vocation stratégique d’une manière originale : on y voit une grue levant la patte avec une pierre et entrouvrant son long bec d’un air agressif, l’air de dire : n’attaquez pas, nous saurons nous défendre…

Mais le château fut détruit et sur ses ruines, dans mon enfance, des musiciens de village venaient y faire la fête tous les dimanches, et le peuple y dansait. C’était un bal à ciel ouvert, réjouissance traditionnelle des campagnes lettones.

Je partis pour Riga en 1936, laissant Liepāja pour ne plus jamais y revenir, bien que je fusse plus d’une fois tentée de revoir les lieux de mon enfance. Après la guerre, ce fut un port militaire interdit d’accès, et il fallait un sauf-conduit spécial pour s’y rendre. Plus tard, dans les décennies qui suivirent, la ville connut un tel déclin, d’après de nombreux témoins de ma connaissance, que l’envie me passa d’y retourner.

Je quittai donc Liepāja à seize ans en tirant un trait : mon enfance était révolue, je prenais mon indépendance et devais répondre moi-même de mon destin.

2. Riga encore ouvert au monde

J’arrivai à Riga au début de l’été 1936. A peine sortie de la gare, je sentis une odeur d’essence à laquelle je n’étais pas habituée. Longtemps encore elle devait rester associée dans mon esprit à l’image de cette grande ville qui comptait presque cinq fois plus d’habitants que Liepāja. Et pourtant les automobiles étaient encore peu nombreuses à Riga. Quelques-unes attendaient les voyageurs à la gare, avec aussi plusieurs cochers.

Des tramways allaient et venaient tintinnabulant dans les rues, et de grands et beaux immeubles avec d’élégants magasins côtoyaient encore de piteuses maisons et boutiques en rez-de-chaussée, surtout dans les faubourgs, à Pardaugava par exemple où l’architecture en bois subsiste jusqu’à nos jours.

Cela étant, Riga passait déjà pour l’une des plus belles cités des pays baltes avec ses larges boulevards, ses magnifiques haies de verdure le long du canal, ancien fossé des fortifications de la ville, ainsi qu’avec ses vastes parcs. Dans le quartier du Kronvalda Parks, où vivaient les riches, les édifices attiraient le regard par leur faste. Pourtant, le plus impressionnant n’est pas là ; c’était la Vieille Ville qui n’avait pas encore souffert des bombardements et qui avait su préserver son charme inimitable.

Il suffisait de passer un large boulevard devant le monument de la Liberté encore nouveau à l’époque, « la Milda verte » comme on surnommait alors cette silhouette de femme perchée sur son piédestal, et de pousser la marche par la rue Kalku (Calcaire), pour découvrir le tableau magique de la Vieille Riga.

Plus d’une fois je me suis perdue dans ce labyrinthe de rues et ruelles tortueuses, incroyablement pittoresques, et qui semblaient renfermer toute l’atmosphère des siècles passés avec une foule de constructions anciennes, hangars et bâtisses chamarrées de facture plus récente. Je n’avais alors aucune notion des styles architecturaux : gothique, baroque, mais je me contentais simplement d’admirer les innombrables ornements, bas-reliefs et figurations sculptées : ces imposants corps de femmes qui soutenaient les balcons (cariatides) ; ces chats de fonte perchés sur les tourelles d’un grand édifice ; ce jeune homme assis au bord d’un toit, en train de lire un livre… On le croyait vivant…

Tout m’impressionnait : la somptueuse place de l’Hôtel de Ville avec sa Maison des Têtes Noires au style alambiqué et la grande statue du Roland légendaire, les flèches hautes des églises avec leurs coqs, la cathédrale aux dimensions respectables, la puissante Tour de la Poudre à l’entrée de la Vieille Ville…

Bien des années plus tard je lus les souvenirs du metteur en scène français Armand Domergue sur Riga. Il y avait séjourné en octobre 1808 avec une troupe de théâtre qui se rendait d’Allemagne à Saint-Pétersbourg. Celle-ci s’était retrouvée retenue à Riga par suite de fâcheux contretemps financiers bientôt résolus par le gouverneur russe. A l’occasion de cette halte forcée, la troupe avait donc fait le tour de la ville. Au milieu de ces actrices et acteurs français vêtus de parures flamboyantes qui déambulaient joyeux et tapageurs en ces journées d’octobre par les rues et les quais de Riga en attirant l’attention générale – au milieu de tout ce monde se trouvait une jeune actrice prénommée Mélanie, une blonde haute de taille aux yeux bleus dont était éperdument amoureux Henri Beyle, le futur Stendhal, auteur des célèbres romans Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme. Je pus reconstituer cette histoire en étudiant les détails de la vie et de l’œuvre de cet écrivain français, ainsi que la carrière de son amie en Russie.

Voici ce qu’écrivait de Riga, dans ses souvenirs, le metteur en scène Domergue : « La position avantageuse de cette ville, son immense commerce, qui la rend comme l’entrepôt des produits de toute l’Europe, ses quais magnifiques, où, pour la première fois, l’étranger aperçoit le mélange de cent peuples divers, que l’intérêt y attire ; tout prêtait aux plus intéressantes observations. »1.

On aurait pu dire pratiquement la même chose de Riga en 1936. A la découverte de la ville, j’arpentais les quai de la Daugava aux flots généreux qui se jetaient dans le golf de Riga de la mer Baltique. Son embouchure fait un port remarquable où même les plus gros navires peuvent entrer.

La Vieille Ville jouxte ces quais (de l’autre côté de la Daugava s’ouvre sur celle-ci un panorama particulièrement sublime) avec le Marché central aux pavillons gigantesques, riches des denrées les plus variées.

Je ne savais plus où donner de la tête en parcourant les travées et les pavillons de ce grouillant marché avec leurs étals rutilant de victuailles, parmi lesquelles les pâtisseries orientales et les fruits méridionaux m’enchantaient plus que tout. Mais n’ayant pas d’argent, hélas, je me jurai de ne plus y revenir. Je me contentais des petites boutiques où je n’achetais que le strict minimum.

Mais revenons à Armand Domergue qui notait dans ses mémoires qu’à Riga

« …l’étranger aperçoit le mélange de cent peuples divers, que l’intérêt y attire… »

Dans ces mots résonne encore la gloire passée de Riga qui, depuis la fin du XIIIe siècle, faisait partie de la Hanse, la fameuse ligue des villes marchandes comme Hambourg, Lübeck, Bergen, etc. qui exista plusieurs siècles durant. On y devine aussi, selon moi, une caractéristique fondamentale de Riga qui fut préservée jusque dans les années 1920 : l’ouverture au monde.

Riga conserva durant plusieurs centaines d’années sa position de ville portuaire majeure de la Baltique, quand bien même le pouvoir y eût plus d’une fois changé de main : Polonais, Suédois, Empire russe (en février 1744, l’impératrice Elisabeth, fille de Pierre 1er, donna des ordres pour qu’on y accueillît en grande pompe deux princesses allemandes, la future Catherine II et sa mère).

La Première Guerre mondiale fit baisser fortement la population de Riga mais, dans les années vingt et trente, la ville était encore capable d’une grande diversité d’échanges économiques, commerciaux, diplomatiques et autres de nature à attirer de nombreuses gens de différents pays. C’était à Riga, par exemple, que siégeait l’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire des États-Unis d’Amérique pour le bassin de la Baltique.

De nombreux habitants de Riga allaient à l’étranger pour y faire leurs études et se former à un métier ; et les gens riches, pour leurs soins ou leurs vacances.

J’y ai connu une famille qui, pourtant loin d’être riche, envoyait ses enfants étudier en Angleterre (ils devinrent par la suite d’excellents professeurs de l’université lettone). Mais aussi un natif de Riga qui, ingénieur d’une fabrique de textile, avait reçu sa formation professionnelle en Belgique. Pendant de longues années, j’ai sympathisé avec son épouse, une Belge qui enseignait la langue française à Riga, femme intéressante, pleine de vitalité, très bonne pédagogue.

Des jeunes gens capables issus de la communauté juive de Riga allaient faire leurs études à l’étranger non seulement parce que certaines spécialités (lettres ou médecine) étaient traditionnellement l’apanage des écoles européennes – Angleterre, France, Suisse, Autriche, etc. – mais aussi parce que l’université de la ville appliquait tacitement un numerus clausus à l’admission des juifs.

Les diverses communautés de Riga, et notamment la juive, avaient leurs propres écoles et institutions culturelles. J’ai déjà mentionné ici le théâtre juif de Riga et les théâtres russes.

Il y avait aussi un lycée français avec des enseignants français.

Quand je suis arrivée à Riga, différentes langues y étaient pratiquées : le letton, l’allemand, le russe. De nombreuses personnes y parlaient aussi le polonais ou le lituaniens, et, parmi les juifs, le yiddish. C’était là un phénomène naturel, forgé par les siècles.

Avant mon départ de Liepāja, on m’avait donné des adresses de gens de Riga susceptibles de m’aider à m’installer, à trouver du travail. Il y avait notamment celle de Johanna Isidorovna Lichter, une enseignante, dont le fils Volia (Wolf) faisait partie de l’organisation clandestine Darba Jaunatne. Il travaillait comme ajusteur dans une fabrique de bicyclettes et, à vingt-quatre ans, avait déjà fait deux ans de prison pour activité politique. Connaissant déjà le letton, l’allemand et le russe, il avait appris en prison l’anglais et l’espéranto.

S’il s’était retrouvé derrière les barreaux, c’était pour avoir revendiqué des droits considérés comme normaux dans tous les pays démocratiques : le droit à la journée de travail réglementée, aux congés payés, à l’indemnité de chômage, à la grève… Or, même reconnus officiellement, ces droits étaient bafoués en permanence, surtout depuis que Karlis Ulmanis tenait les rênes du pouvoir.

Volia joua un rôle non anodin dans ma vie. Il me prit sous son aile à la manière d’un deuxième frère aîné. Il m’aida à trouver un toit et se mit à m’enseigner le russe. Moyen de taille, les pommettes légèrement saillantes, le nez retroussé, le front haut, les yeux gris rêveurs, Volia Lichter donnait l’impression d’un jeune homme sérieux et cultivé. Il avait de la conversation et savait mettre en confiance ? Moi-même m’en remis totalement à lui dès que je fis sa connaissance, et profitai très volontiers de sa compagnie.

Mon premier hébergement à Riga fut un petit salon de coiffure situé rue Brivibas (de la Liberté). La patronne, jeune dame très gentille, accepta aimablement de me loger dans sa chambre qui jouxtait le salon. Elle dormait dans son lit, et moi, sur un petit divan. Avant et après la journée de travail, il m’était permis de lire à la grande fenêtre de son salon, à la table de manucure.

Volia passait souvent après le travail, et c’était à cette table que nous faisions du russe. Je ne tardai pas à apprendre l’alphabet cyrillique et à lire de petits textes simples.

Parfois, la patronne recevait son cavalier. Alors, bon gré mal gré, je lisais jusqu’à plus d’heure, à cette même table de manucure, jusqu’au milieu de la nuit, des traductions allemandes de Rabindranath Tagore (dont j’aimais beaucoup le livre poétique Le Jardinier d’amour), de Dostoïevski, Tchekhov, Maupassant, etc.

Je trouvai du travail dans une fabrique de conserves où l’on décorait les boîtes de poisson. C’était un atelier très humide qui sentait fortement l’acétone. Comme cette odeur m’empoisonnait littéralement, je dus chercher un autre travail au bout de deux mois.

Parmi mes connaissances, je comptais une lointaine cousine, Judith, femme jeune et agréable. Elle était mariée à un commerçant fort riche, beaucoup plus âgé qu’elle. Le couple se rendait souvent à Karlsbad (Karlovy Vary) où il espérait se refaire une santé, mais peine perdue, ils n’eurent pas d’enfants. Judith fit le tour de ses amis pour me trouver des travaux de couture. Notre relation, toutefois, s’arrêta là : je répugnais à fréquenter des maisons de riches dans l’emploi de petite couturière, et a fortiori dans celui de parent pauvre.

Bientôt, je trouvai une place auprès d’une couturière réputée de Riga. Il est vrai que c’était un travail mal payé et irrégulier. Je faisais là du surfilage et de la couture de boutons et pressions, ce par quoi mon apprentissage avait commencé à Liepāja.

Entre-temps la patronne du salon de coiffure décida de partir pour l’Afrique du Sud, où elle avait de la famille. Je me mis en quête d’une chambre à la portée de ma bourse, et la trouvai après bien des recherches rue Marijas.

A cette époque, en Lettonie, les gens ne vivaient pas encore dans des appartements communautaires et si des logeurs louaient des chambres, c’était uniquement parce qu’ils manquaient d’argent ou qu’ils tenaient pension. Dans tous les cas, les locataires devaient être solvables. Or moi, de mes seize ans, je n’inspirais guère confiance.

La façade de l’immeuble où l’on avait accepté de me louer une chambre exhibait en hauteur la belle inscription Ma maison c’est ma forteresse (elle y était toujours récemment lors de mon dernier séjour à Riga). Après avoir remis une caution de dix lats à ma loueuse, une somme d’argent pour moi considérable, j’entrepris de laver la chambre ainsi que le lit de fer qui s’y trouvait, et là, horreur ! de partout s’extirpèrent des légions de punaises… Je les voyais déjà m’envahir dans la nuit. Alors je pris mes cliques et mes claques et laissa aux punaises leur forteresse sans dire un mot sur ma caution. Avant cela, je n’avais jamais vu de punaises et j’ignorais même que non contentes de ramper, elles piquaient férocement.

Que faire ? Dans une situation aussi imprévue, ce fut encore Volia qui vola à ma rescousse. Sachant que je n’avais plus d’argent pour louer une autre chambre, il trouva la solution : l’organisation Darba Jaunatne avait besoin d’un local pour sa littérature et ce local fut trouvé. On me proposa de tenir ce centre de documentation et de vivre sur place, à quoi j’acquiesçai volontiers.

C’était une chambre de jeune fille, c’est-à-dire de bonne, située dans un vaste appartement de la rue Avotu (« des sources »), et qui comportait cet avantage de jouxter la cage d’escalier, avec une porte qui donnait sur l’entrée. Il suffisait de frapper dans la cloison pour que j’entende et vienne ouvrir. Bref, les règles de la conspiration étaient respectées : les maîtres de maison n’entendaient rien et ne voyaient pas ceux qui venaient. Ils étaient très contents de moi. J’étais la discrétion même, je n’utilisais presque pas la cuisine – n’ayant rien à préparer – et personne ne s’attardait chez moi. Du reste, ils tombaient rarement sur mes visiteurs.

De visiteurs, je n’avais que Volia et une jeune fille, l’agent de liaison Nata. De plusieurs années plus âgée que moi, elle donnait pourtant l’impression d’une créature juvénile. Petite, gracile, avec de grands yeux bleus, elle avait l’air modeste et effacé tout en étant quelqu’un de très courageux. En effet, la clandestinité pouvait lui coûter la prison, mais elle continuait de livrer brochures et tracts interdits. J’en faisais des petits colis que Nata venait chercher pour tel ou tel secteur en fonction des contacts du jour.

Volia venait voir comment j’allais et si je n’avais pas besoin de quelque chose. Même si à son passage je n’avais pas d’argent pour mon pain, sans parler de plus, je n’en laissais rien voir. Cela ne l’empêchait pas de deviner mais, connaissant ma fierté, il se gardait bien de me proposer de l’argent. Dans ces cas-là, il chargeait Nata de m’apporter de quoi manger, une brioche, du lait ou autre.

Comment refuser le morceau qu’on te donne s’il vient de quelqu’un avec qui toi-même partages ce que tu peux… Or je partageais avec Nata quand je gagnais quelque argent et que je m’offrais une gâterie. Ces jours-là je pouvais faire un saut chez le laitier-restaurateur et commander un bubert – plat sucré très prisé des Allemands, composé d’une bouillie de riz ou de blé fouettée avec un jaune et un blanc d’œuf et généreusement arrosée d’un coulis de fruit. Ce mets bon marché ne faisait pas un repas, mais il me rappelait mon enfance.

Même si je devais me coucher le ventre vide, je ne me démoralisais pas pour autant. Étant de constitution robuste et de nature optimiste, j’étais capable à seize ans d’accorder mon violon dans les majeurs et de surmonter sans peine les épreuves et les privations. Le dicton allemand après la pluie le beau temps me venait toujours à l’esprit dans les situations difficiles et je ne doutais pas de pouvoir m’en tirer.

Lors de ses visites, Volia vérifiait mes devoirs parce que je continuais d’apprendre le russe. Un jour, il me dit : « On passe Le Cirque au cinéma. Je lance une pièce et si elle retombe de ce côté-ci (il me le montra), alors prends-la et tu vas voir le film. » Je me pliai au jeu. La pièce atterrit du bon côté et je m’en fus voir mon premier film soviétique qui me plut par son atmosphère de fête et de joie. J’étais surtout éblouie par la brillante Lioubov Orlova.

A cette époque la maman de Volia, Johanna Isidorovna, avait eu l’autorisation de se rendre à Moscou chez son frère pour une visite à son fils aîné qui était resté chez ce dernier après des études à l’université de la capitale russe.

Elle revint de Moscou choquée par ce qu’elle y avait vu et entendu, et ce qu’elle raconta à Volia comme à moi-même ne correspondait en rien à l’atmosphère irradiée par Le Cirque. Là-bas régnait la peur, les arrestations se faisaient à la pelle, les gens disparaissaient sans laisser de trace. Partout des bustes et des portraits de Staline devant lesquels on se prosternait et qu’on honorait comme une espèce de divinité… (Le neveu de Johanna Isidorovna, historien soviétique, écrivit sous Khrouchtchev un livre qu’il considérait comme juste sur la Seconde Guerre mondiale, ce qui lui valut d’être congédié de l’Institut de l’histoire et d’émigrer en Angleterre. Mais Johanna Isidorovna n’était déjà plus de ce monde.)

Nous étions abasourdis par son récit que nous ne mettions aucunement en doute, mais nos pensées allaient déjà à d’autres préoccupations : la guerre civile faisait rage en Espagne, le général Franco marchait sur Madrid, les bombardiers lourds allemands de la légion Condor arrosaient la ville jour et nuit…

Novembre 1936. Le monde entier avait les yeux rivés sur l’Espagne où le fascisme déployait une sanglante offensive sur la démocratie, la République espagnole. Ernest Hemingway écrirait plus tard : « Comme aucun autre événement de notre temps, il mobilisa les consciences d’une génération entière ».

Nous étions de cette génération alarmée par le sort de l’Espagne et de l’Europe entière.

Tout commença le 17 juillet 1936 par un message radiophonique codé émis de la ville marocaine de Ceuta, près du détroit de Gibraltar : « Dans toute l’Espagne, le ciel est sans nuage ». C’était le signal du soulèvement contre la République espagnole, envoyée à ses complices en Espagne par le général Franco, chef d’état-major.

Dès le lendemain, des mutineries éclatèrent à Séville, Grenade et ailleurs, et les phalangistes (fascistes espagnols) perpétrèrent une sanglante répression contre les forces démocratiques en fusillant de nombreuses personnalités républicaines. Dans les premiers jours du soulèvement, le grand poète Federico Garcia Lorca fut tué sauvagement près de Grenade. Partout où les insurgés prenaient le pouvoir, ils commettaient des atrocités.

Le général Franco fut soutenu sur-le-champ par Hitler et Mussolini. Des avions allemands et italiens parachutaient en Espagne des troupes marocaines et des unités de la légion étrangère.

Dans les villes d’Espagne éclataient des rebellions spontanées. Le peuple exigeait du gouvernement des mesures énergiques et des armes. La guerre civile éclata… Les pays occidentaux optèrent pour une politique de non-intervention dans les affaires espagnoles, mais la tragédie du peuple espagnol mit en émoi une multitude de gens aux opinions et aux professions les plus diverses de par le monde entier. Des brigades internationales furent formées, de pair avec les divisions espagnoles qui défendaient la République. On voyait s’y engager non seulement des militants des partis et mouvements de gauche, mais aussi une foule de gens qui n’avaient jamais appartenu à des partis politiques, comme par exemple le neveu de Wiston Churchill Esmond Romilly, l’arrière-petit-fils de Charles Darwin le poète John Cornford, l’écrivain français André Malraux, l’écrivain et officier allemand Ludwig Renn et beaucoup d’autres encore.

Dans ses mémoires, Claude J. Bowers, à cette époque ambassadeur des États-Unis d’Amérique en Espagne, qualifia de « farce déshonorante » le pacte de non-intervention des pays occidentaux, disant des brigadistes qu’ils « étaient vraiment des volontaires », tel cet étudiant de Louisville, Pennsylvanie, qui avait quitté son école pour l’Espagne parce qu’il sentait que là-bas se jouait le sort de la démocratie européenne. Il s’y battit et y trouva la mort, et, soulignait Bowers, n’était pas plus communiste que le cardinal de Toledo.

Tous ces détails, je les appris des années plus tard ; mais, dès 1936, il était clair que notre devoir était de nous battre contre le fascisme qui menaçait non seulement l’Espagne, mais aussi l’Europe entière. L’un des premiers brigadistes volontaires de Lettonie fut Volia Lichter.

Peu après que sa mère fut rentrée de Moscou, il vint me rendre visite et d’emblée je sentis qu’il se passait quelque chose : lui qui d’habitude retenait toujours ses émotions, en quoi il ressemblait à sa maman, se montrait cette fois très exalté. Ce soir-là, nous ne fîmes même pas d’exercice de russe tant il avait autre chose en tête. Je n’osai pas lui poser de questions, ce qui d’ailleurs ne se faisait jamais entre clandestins. Je ne savais même pas le nom de famille de Nata, ni son adresse, et l’idée ne m’aurait pas traversé l’esprit de les lui demander.

Ce dernier soir, Volia resta chez moi plus longtemps que d’habitude. Nous parlions de choses et d’autres, mais j’avais le sentiment qu’il voulait me dire quelque chose d’important. Il faisait durer le temps. Enfin, il m’apprit qu’il partait, me priant de ne pas couper les ponts avec sa mère et de donner de mes nouvelles par l’intermédiaire de celle-ci.

Je ne compris pas tout de suite qu’il partait pour l’Espagne, pour le front, et j’accueillis la nouvelle de son départ avec une joie d’enfant : « Ah ! tu pars, comme j’aimerais partir moi aussi ! » Pas une seule seconde je n’avais pensé que c’était dangereux, qu’il pouvait périr et que je ne le reverrais jamais plus…

Je patientai quelques jours puis je me décidai à faire un tour chez sa mère pour m’inquiéter de lui. Et qui m’ouvrit la porte ? Volia lui-même. Il s’avéra qu’il partait le lendemain. Johanna Isidorovna me dit quel train il allait prendre, dans quel wagon et à quelle heure. Et de nouveau j’eus un comportement désespérément infantile en dépit de mon apparente maturité.

Je décidai de lui offrir quelque chose en souvenir et je claquai tout mon argent dans l’achat d’une cravate (question : pourquoi une cravate à un homme en partance pour le front ?) et de deux pêches pour la route. Pourquoi des pêches ? Tout simplement parce que je les regardais comme une gourmandise inouïe digne d’un être aussi remarquable que Volia. Moi-même n’avais jamais goûté de pêches qui ne poussaient pas en Lettonie et qui étaient très chères. De plus, elles arrivaient toutes vertes, comme celles que j’avais achetées pour Volia.

Le jour de son départ, je lui écrivis un petit mot en allemand (nous parlions allemand entre nous) pour lui dire que je ne l’oublierais jamais, j’y ajoutai ma photo, une cravate et les pêches, mis le tout dans un sac et me rendis à la gare. En montant d le wagon, je vis Volia et sa mère. Sans dire un mot, je posai le paquet sur ses genoux et me sauvai en courant…

Quelque temps plus tard Johanna Isidorovna me demanda de m’installer chez elle, disant qu’elle se sentait seule sans Volia. J’acceptai bien volontiers, d’autant que les livraisons de tracts avaient cessé : l’un des clandestins avait été arrêté, ce que je savais de Nata qui elle aussi cessa ses visites pour ne pas me compromettre.

J’emménageai donc chez Johanna Isidorovna, dans la chambre de Volia. Vivait aussi dans ce même logement une amie de la maîtresse de maison, Sheva, une femme d’un certain âge qui travaillait comme assistante et secrétaire d’un professeur juif aveugle. Elle était tellement dévouée à son chef qu’elle lui consacrait tout son temps et ne rentrait que pour dormir. Elle était d’une nature infiniment modeste et accommodante.

Vint un jour le mari de ma mère, un corpulent quinquagénaire. Par deux fois déjà il m’avait rendu visite, ayant obtenu mon adresse de Léo avec qui je correspondais, mais nous étions allés aussitôt en ville sans nous attarder dans ma chambre. Il m’avait même invitée dans le restaurant chic de l’hôtel Rome, à l’époque meilleur hôtel de Riga. Non que cela me fût agréable, au contraire je me sentais très mal à l’aise.

Il tenait à Liepāja une petite crémerie où il faisait lui-même son fromage blanc ainsi qu’un fromage pressé de trois sortes : sans sel, demi-sel et au cumin, denrée très appréciée en Lettonie.

Comme toujours, il était à Riga pour affaires, mais cette fois il prit ses aises dans ma petite chambre sans m’inviter en ville, et tout en moi regimba. C’était un homme peut-être bon, mais un peu fruste. J’avais de l’aversion pour sa sensualité ostensible avec ses lèvres humides et ses yeux langoureux.

Par les livres j’avais quelques notions sur les rapports entre les hommes et les femmes, et m’étais même intéressée à la psychanalyse en lisant Freud. Pour autant, je n’aurais pas toléré le moindre petit baiser, fût-il innocent. Or là j’étais devant un homme qui me regardait comme un boa regarde un lapin…

Par bonheur, Johanna Isidorovna était à la maison. Je sortis de ma chambre et la priai d’inviter mon visiteur à prendre place dans la salle à manger, lui demandant aussi de rester en notre compagnie. Il partit bientôt et je ne le revis plus.

Je rendais parfois visite à un vieux couple juif dont les enfants, déjà adultes, faisaient leurs études en Angleterre. La femme était d’un naturel très bon, très doux. Elle tenait un atelier dans son logement, où elle fabriquait avec des ouvrières des soutien-gorge et des corsets particulièrement demandés. A cette époque, les dames – surtout les grosses - portaient encore des corsets avec des lacets ou des crochets et des boucles. Je prenais un grand plaisir à lui parler mais, la sachant trop occupée, j’espaçai mes visites.

Son mari devait rester un mystère à mes yeux, il incarnait selon moi l’illustration parfaite du proverbe « il n’est pire eau que l’eau qui dort ». Sous ses dehors imperturbables se cachait à l’évidence une nature volcanique. De longues années plus tard, je pus vérifier la justesse de mon intuition en faisant la connaissance de ses enfants. La fille était la copie crachée de son père, par son physique comme par son caractère, alors que le fils ressemblait beaucoup à sa mère.

Peu de temps après le départ de Volia, je frappai de nouveau à leur porte. Il fut alors question de mon père, je ne sais à quel propos. A ce moment la maîtresse de maison se rappela qu’elle avait rencontré sa deuxième femme qui travaillait comme pianiste dans un cinéma.

Je ne tardai pas à la retrouver. Sofia Maximovna – ainsi s’appelait-elle – était une femme de taille plutôt petite aux yeux marqués d’une expression vaguement effarouchée. Elle parlait d’une voix basse et se faisait aussi petite que possible. Elle vivait avec son fils de onze ans, mon demi-frère Victor, sur un salaire très modeste et peinait à joindre les deux bouts.

Sofia Maximovna me parla de mon père : en 1932, il avait dû quitter la Lettonie en raison de ses activités de journaliste, puis il avait vécu à Londres et maintenant en France. Apparemment, il écrivait encore des lettres à son fils. Victor me plut beaucoup et je me liai d’amitié avec lui, mais nous ne nous vîmes que quelques fois.

J’ai appris récemment dans les archives qu’en 1931, mon père avait demandé l’autorisation de publier à Riga un hebdomadaire en langue allemande Der Weltbuerger (« le citoyen du monde ») spécialisé dans la politique, la littérature et l’économie. L’autorisation fut obtenue, mais nulle part je n’ai trouvé de trace de la parution de ce journal.

Printemps 1937. N’ayant pas de nouvelles de Volia depuis longtemps, nous étions aux abois, sachant surtout que l’Espagne était le théâtre de rudes combats.

Le 31 mars, les bombardiers allemands rasèrent la ville basque de Durango ; et le 26 avril, Guernica.

De plus en plus de volontaires partaient de Lettonie pour les brigades internationales. Au total, il y en eut plus de soixante-dix, parmi lesquels des médecins, une infirmière, des ouvriers, un forgeron, un marin, deux acteurs, etc. Comme la France avait fermé la frontière espagnole en application de sa politique de non-intervention, ils s’y rendaient clandestinement, qui par la mer, qui par les sentes de montagne à travers les Pyrénées. Quatorze volontaires de Lettonie périrent au combat et restèrent à jamais en terre d’Espagne après avoir donné leur vie à ce lointain pays.

Volia parti, j’avais dans l’idée d’aller à mon tour en Espagne pour me battre contre le fascisme. Mais par quel moyen ? Comment obtenir un passeport de sortie ? Surtout que j’étais encore mineure.

En mai 1937 s’ouvrit à Paris l’Exposition internationale des Arts et des Techniques, avec une multitude d’initiatives culturelles à la clé. Elle devait durer jusqu’à la fin du mois de novembre. Je vis poindre l’espoir d’aller à Paris, puis, de là, en Espagne. Le billet de train coûtait moitié prix pour l’Exposition, et j’espérer rassembler cette somme en revendant la machine à coudre de ma grand-mère, que j’avais rapportée de Liepāja.

Pour passer l’été je trouvai un travail auprès d’une couturière du littoral, à Majori, où je pouvais me délecter du soleil, de la mer et de lait aux fraises. J’y avais déjà séjourné dans le cadre d’une sortie scolaire au départ de Liepāja, et j’avais bien failli me noyer dans le fleuve Lielupe. La station de Majori se trouve entre le fleuve et la mer.

Ce joli fleuve est perfide. Son courant impétueux n’arrête pas de former des trous dans les fonds sablonneux, où même un nageur aguerri pourrait être aspiré. Ne sachant pas nager, je barbotais au bord de la rive avec mes camarades lorsque je me sentis soudain m’enfoncer comme si quelqu’un m’avait tirée par les pieds. Je bus la tasse avant de pouvoir crier. Par bonheur, les enfants me virent couler et accoururent à temps pour me repêcher et me réanimer. Jamais depuis lors je ne remis les pieds dans l’eau de ce fleuve, même en cet été 1937 où je séjournais à côté.

A mon retour à Riga, passé l’été, je tentai de me faire délivrer un passeport de sortie au prétexte d’aller voir l’exposition et de rendre visite à mon père. Je tenais son adresse de Sofia Maximovna, et je lui avais aussitôt annoncé mon intention.

Avant de partir, j’étudiai soigneusement à la bibliothèque le parcours du train : Varsovie, Berlin, Cologne, Paris, en choisissant les lieux que j’allais visiter en route.

Je pris congé de Johanna Isidorovna en lui promettant de tout faire pour élucider le sort de Volia. Au moment des adieux, elle m’offrit une photographie où elle posait avec Volia, avec au dos ces mots écrits en allemand : « Tania, je vous offre cette photographie en signe d’affection : très rares sont ceux qui la possèdent. » I.L. Ces mots traduisent on ne peut mieux le caractère de Johanna Lichter et la nature de nos rapports.

Je passai une semaine chez une cousine de Daugavpils que je voyais pour la première fois. Une jeune femme douce, éducatrice dans un jardin d’enfants juifs, et dont je n’ai plus jamais entendu parler. Je crains qu’elle aussi n’eût été victime de l’Holocauste comme tant de juifs sous l’occupation allemande. Me reste en souvenir une photo où nous sommes elle et moi sur fond de dessins d’enfants.

Au début de novembre, après avoir envoyé un télégramme à mon père, je quittai Daugavpils pour Varsovie. Là, j’avais quelques heures devant moi pour visiter la ville. Je laissai ma petite valise auprès de passagers qui attendaient de monter dans ce même train pour Berlin, je me rendis dans les quartiers nord de Varsovie qui étaient peuplés de Hassidim, secte juive mystique apparue en Pologne au XVIIIe siècle, et qui se distinguait par un mode de vie particulier. J’y vis pour la première fois des juifs à caftan et coiffe noirs, avec barbes et papillotes. La rue par où j’allais me parut sinistre et pauvre. Je vis un homme glisser sur des feuilles mortes humides, avec dans les bras un grand panier de bagels. Il manqua de tomber et laissa échapper dans la boue une partie de ses pains. Imperturbable, il les ramassa un à un, les essuya du bout de sa tunique et les remit dans son panier. Je songeai en frémissant : eh bien, apparemment ici la vie n’est pas douce et les gens ne jettent pas le pain par les fenêtres.

Pour constater les contrastes sociaux de Varsovie, je quittai les quartiers juifs qui, sous l’occupation allemande, feraient partie du ghetto de sinistre mémoire, et j’allongeai le pas vers le centre en direction de l’élégante Marszałkowska. A cette époque la ville était encore intacte : les vieux faubourgs, les artères centrales étincelantes, les palais luxueux, le remarquable monument à Chopin dans le parc arboré Łazienki au sud de la capitale où je me rendis en tramway. Après une courte promenade dans ce parc où j’admirai le magnifique monument au compositeur dont j’avais eu connaissance par les livres, je retournai à la gare où ma valise m’attendait sans dommage.

Je fis la même chose à Berlin où, cette fois encore, la correspondance était longue. Je voulais voir le Reichstag. J’avais encore à l’esprit les récits de Heinz sur le procès de l’incendie du Reichstag peu de temps après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Les nazis accusaient les communistes d’y avoir mis le feu, et notamment Georgi Dimitrov, ainsi qu’un certain Van der Lubbe qui était hollandais. Dimitrov se défendit lui-même et parvint à démontrer sa non-implication dans cet incendie dont il accusait les nazis. Quant à Van der Lubbe, il fut exécuté en janvier 1934. Indubitablement, il avait été manipulé par les hitlériens qui s’en étaient débarrassés de la sorte. Heins, comme beaucoup d’autres, était convaincu que l’incendie du Reichstag était un coup monté des nazis pour trouver une justification à la répression des communistes et de leurs sympathisants. Quatre mille personnes avaient été arrêtées sur-le-champ.

De la gare, je me rendis au Reichstag sans songer un instant à ce qu’il aurait pu m’en coûter avec mon physique de juive. Après avoir longuement scruté l’édifice encore tout noir de fumée, je jetai un œil sur les SS qui se tenaient là et revins à la gare.

A Cologne, la halte fut beaucoup plus intéressante. Bien qu’il n’y eût pas là de correspondance et que l’arrêt ne fût pas très long, je trouvai le temps de voir la fameuse cathédrale qui occupait presque la place entière et qui paraissait encore plus imposante à côté des petites constructions qu’elle dominait. (Pendant la guerre, Cologne souffrit beaucoup des bombardements, et un vaste espace se forma autour de la cathédrale.)

Quand le train quitta l’Allemagne, je n’avais plus ni pain ni argent. En Belgique, des passagers montèrent et je vis deux personnes s’asseoir face à moi, un homme et une femme d’âge moyen. Ils engagèrent la conversation qui roula en allemand. Apprenant que je venais de Riga (« C’est où, Riga ? »), donc du nord, ils parurent très étonnés. D’après eux, je ressemblais plutôt à une fille du sud avec ma peau mate et mes yeux noirs. Me voyant sans nourriture, ils n’arrêtaient pas de me donner des choses à manger sans prêter la moindre attention à mes cris et gestes de protestation.

J’appris qu’ils allaient à l’exposition de Paris. Quand je leur dis que j’allais chez mon père et que je m’apprêtais moi aussi à visiter l’exposition, ils eurent l’air joyeux mais ajoutèrent qu’ils ne me laisseraient pas seule à la gare tant que mon père ne serait pas venu me chercher. Et en effet, le train arriva Gare du Nord, nous descendîmes de voiture et ils me tinrent compagnie jusqu’au moment où un homme aux cheveux blanchissants s’approcha, légèrement voûté, qui s’avéra être mon père.

3. Dans Paris libre et occupé

Ce jour du début de novembre 1937, je voyais mon père pour la première fois. Il avait alors 52 ans. Un visage aux traits épais, des yeux perçants, sombres, profonds dans leurs orbites. Il me parla tout de suite en allemand, prit ma valise et me fit monter dans un autre train, direction Montmorency où il louait un petit pavillon.

Située sur des collines boisées du nord de Paris, la pittoresque petite ville a été rendue célèbre par Jean-Jacques Rousseau qui, au milieu du XVIIIe siècle, y vécut cinq ans avec Thérèse, sa compagne et blanchisseuse. Il y écrivit ses livres les plus connus, et reçut des visiteurs de renom sur la pelouse de sa vieille maison : ducs et duchesses, comtes et comtesses.

Mon père me présenta à sa nouvelle femme, une Anglaise d’une trentaine d’années, ainsi qu’au jeune fils de celle-ci. Elle allait me raconter par la suite (nous nous revîmes à plusieurs reprises à Paris) qu’elle avait connu mon père dans des circonstances particulièrement tragiques pour elle : son mari avait péri dans un accident de la route et elle-même était au bord de la folie. Elle aimait immensément son mari dont la perte lui avait laissé des séquelles pour le restant de ses jours : dans les instants d’intense émotion, sa tête et ses mains se mettaient à trembler sans qu’elle n’y pût rien faire.

Elle possédait une voix d’alto magnifique, et n’eût été cette maladie des nerfs, elle fût peut-être devenue une cantatrice exceptionnelle. Néanmoins elle continuait de prendre des leçons de chant et, parfois, se produisait à la radio française.

Un authentique petit Anglais que son fils de huit ans avec son nez retroussé, et ses boucles rousses et dorées. Il était incroyablement débrouillard. C’était lui qui faisait les courses au magasin d’à côté. Un jour, il m’emmena au marché de la ville voisine d’Enghien. Il choisissait lui-même les denrées, marchandait avec les commerçants et les réglait. Je ne connaissais pas encore le français, et il ne me restait plus qu’à le regarder d’un air ahuri en mettant les achats dans le panier.

A l’école commerciale de Liepāja j’avais étudié l’anglais, et après deux semaines passées dans la maison de mon père, où l’on parlait anglais, je commençais déjà à comprendre beaucoup de choses.

Mon père parlait couramment cinq langues tout en étant autodidacte. Après les études qu’il avait faites enfant au heder, m’expliqua-t-il, il n’était plus allé dans aucune école. Tout ce qu’il savait, il l’avait appris par lui-même. En 1937, il était déjà citoyen français, correspondant à Paris du grand journal londonien Jewish Chronicle.

De quel bord était-il ? On me disait à Riga qu’il avait eu de la sympathie pour la Russie soviétique, mais beaucoup d’eau était passée sous les ponts depuis ce temps-là. Il avait connaissance des procès politiques et des répressions de masse en URSS. Comme de nombreux autres journalistes et hommes de lettres, par exemple André Gide qui avait publié son fameux Retour d’URSS à Paris en 1936, il ne pouvait fermer les yeux sur ce qui se passait à Moscou. Il avait aussi connaissances des événements d’Espagne et condamnait le soulèvement du général Franco et de ses acolytes. Sans conteste, c’était un antifasciste. En même temps, il ne voulait pas que je fusse entraînée dans cette guerre. A ses yeux, j’étais encore une adolescente et son intention, à l’évidence, était de rattraper tout le temps perdu en assurant l’éducation de sa fille retrouvée.

Quant à moi, je me considérais comme une adulte accomplie et autonome. Sûre de mes intentions, je les avais déclarées sans détour à mon père.

En attendant, j’admirais de ma chambre les feux de Paris qui scintillaient à l’horizon, derrière la large vallée qui séparait Montmorency de Paris. Couchée sur le ventre en travers d’un grand lit français, le menton appuyé sur mes deux mains, je regardais par la fenêtre, envoûtée, les lumières lointaines et si fascinantes de cette énorme ville que je connaissais par les livres.

Je brûlais du désir de me promener sur les quais de la Seine où les bouquinistes étalent leurs marchandises : vieux livres, gravures et cartes postales ; de voir la rue du Chat-qui-Pêche ; d’entrer dans Notre-Dame-de-Paris…

Quel ne fut pas mon étonnement d’entendre mon père me dire qu’il y avait à Montmorency et à Enghien des vieux qui n’étaient jamais allés à Paris !

De nos conversations, mon père comprit qu’il n’arriverait jamais à me faire changer d’avis, et il me laissa partir pour Paris en me laissant un peu d’argent pour les premiers temps.

Avant de quitter Riga, j’avais obtenu de Johanna Isidorovna l’adresse d’une ancienne habitante de notre ville chez laquelle Volia était descendu dans l’attente à Paris de son départ pour l’Espagne.

Cette jeune femme, Betty, occupait une mansarde dans un faubourg ouvrier, dont les conditions sanitaires, comme dans tous les immeubles de ce genre et les petits hôtels de Paris à l’époque, étaient des plus rudimentaires : un évier dans la chambre et un vague cabinet de toilettes dans la cage d’escalier.

Betty s’avéra être une femme petite et replète qui croquait la vie à pleines dents. Elle avait le pied alerte et se sentait dans Paris comme un poisson dans l’eau. Elle me réserva un accueil très bienveillant, accepta volontiers de m’héberger le temps que je trouve un travail, et se promettait même de m’aider à chercher. Elle non plus ne savait rien de Volia dont elle était sans nouvelle après un premier mot envoyé d’Espagne.

Comme l’exposition universelle allait bientôt fermer, je m’empressai de la visiter. Elle occupa la vaste place du Trocadéro, face à la tour Eiffel, de l’autre côté de la Seine. Le palais Chaillot, qui embrassait l’esplanade en arc de cercle, avait été construit spécialement pour l’occasion. De part et d’autre d’un grand bassin à fontaine s’alignaient les pavillons provisoires de différents pays : près des Roumains se dressait le pavillon soviétique avec les énormes statues d’un ouvrier et d’une paysanne, œuvre de la sculptrice Véra Moukhina. Le pavillon allemand lui faisait face. Là, les visiteurs pouvaient voir un petit écran de télévision où défilaient des images de propagande de l’Allemagne nazie.

En soi, l’exposition ne m’emballa guère. Je ne m’intéressais pas aux innovations techniques et l’abondance des curiosités exposées me laissait indifférente. En revanche, j’étais enchantée par tout ce qui était autour : la tour Eiffel, le vaste Champs de Mars, les multiples fontaines. Ainsi commença ma rencontre avec Paris.

Betty fréquentait certains ressortissants de Riga et me les présenta. Chez l’un d’eux, je fis connaissance avec la jeune poétesse lettone Anna Berzin, petit bout de femme mince aux cheveux coupés courts avec une frange, et qui portait un costume sombre strict. Nous fîmes ensemble une brève promenade dans la ville. Elle me donnait l’impression d’être quelqu’un de très renfermé. Je compris bientôt tout le tragique de sa situation : son mari, l’écrivain polonais Bruno Jasieński, avait été arrêté à Moscou et d’aucuns, parmi ses amis communistes parisiens, commençaient déjà à marquer leurs distances d’avec elle.

Bruno Jasieński avait été invité à Moscou en 1929 où il publia le roman L’Homme qui change de peau, fut admis à l’Union des écrivains puis arrêté avec d’autres en 1937 en tant qu’espion polonais, accusation standard en ces temps de répressions massives. Au moment où je connus sa femme, elle ignorait encore probablement tout de son sort : comme une foule de gens, il avait été fusillé.

Je fréquentais beaucoup les émigrés politiques de Lettonie, parmi lesquels figuraient des Lettons, des Juifs, des Russes. Certains d’entre eux, tels que le futur écrivain Žanis Folmanis, attendaient d’être envoyés en Espagne. Je brûlais de les rejoindre, mais il s’avéra que les mineurs devaient avoir l’accord de leurs parents ou tuteurs. Dans mon cas, il ne pouvait en être question.

Bien des années plus tard, je lus dans un livre consacré aux événements de la guerre d’Espagne l’histoire que voici : Ronald, seize ans, fils du biologiste et professeur anglais John B. Haldane, avait décidé de s’engager dans les brigades internationales à titre volontaire, et non seulement ses parents ne s’y étaient pas opposés, mais eux-mêmes avait prêté leur concours au Comité d’aide à la République espagnole. Au printemps 1937, la femme du professeur, une dame fort respectée, était venue à Paris pour aider le comité à envoyer les volontaires en Espagne. L’adresse dudit Centre était couverte par le secret le plus strict. Elle raconta par la suite dans ses mémoires qu’elle avait obtenu un rendez-vous caché avec les organisateurs.

Fin de l'extrait gratuit. La version complète est disponible sur:

Livre numérique

Livre broché

1. DOMERGUE, Armand, La Russie pendant les guerres de l’Empire, t. 1, Paris, 1835, p. 110.