Chez nous, Quartier latin

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Chez nous, Quartier latin

La première partie du roman J’irai jusqu’à toi

Traduit du russe par Yves Gauthier

Éditeur: Marie-Thérèse Gauthier

© 2014 T&V Media

Diplômé en 1934 de l’Institut agronomique de Toulouse puis libéré de ses obligations militaires après un an de service dans l’armée lettone, l’auteur revient à Paris pour continuer ses études à l’Institut national agronomique. Il est employé dans le laboratoire du célèbre biochimiste Gabriel Bertrand et se spécialise dans les pathologies des végétaux. En même temps, il s’engage dans le militantisme politique, diffuse un journal de gauche pour la jeunesse, fréquente les meetings, se réjouit des victoires du Front populaire et va même jusqu’à prendre part à des rixes contre des éléments d’extrême droite, ce qui lui vaut une menace d’expulsion par les services de police. L’auteur peint un tableau haut en couleur de la vie estudiantine de l’époque avec ses traditions d’amour de la liberté. On y retrouve des scènes du quotidien, une évocation des milieux de l’émigration russe.

Jacqueline

Chez nous, en agro, le chahut1 est plus que mesuré : à peine quelques joyeuses clameurs qui, de temps à autre, fusent dans l’amphi de l’Institut national agronomique.

— Brillant, professeur !

— Génial comme conclusion !

— C’est tout à votre honneur !

Une minute se passe en cris de liesse, tapements de pieds et claquements de pupitres qui dévalent l’amphithéâtre. Parce que le tapage, pour nous autres étudiants, est un droit imprescriptible, académique et coutumier. Parce que c’est chouette ! Et c’est bon pour la mémoire. Parce que nous sommes jeunes.

Au-dehors, derrière les fenêtres qui portent la patine du temps et renvoient un éclat de plomb, c’est la paisible rue Claude-Bernard. Les confins du Quartier latin.

Notre professeur, qui donne de jolies rondeurs aux phrases avec une éloquence toute française, nous rappelle à l’ordre comme à l’accoutumée. Badin, il sourit les bras en l’air : « Je me rends. » Le vacarme retombe aussi subitement qu’il s’était déclaré. Le cours reprend, obligatoire pour nous les étudiants du laboratoire de phytopathologie. Et je cherche des yeux Jacqueline.

Décidément oui, chez nous le chahut est plus que mesuré. Tout le monde vous le dira. Les ardents défenseurs des traditions estudiantines antiques soutiendront que seuls ces péquenauds d’agronomes mal léchés peuvent se contenter de si peu. En agro, c’est plein de métèques, avec une bonne moitié de provinciaux. Aujourd’hui à Paris, demain dans les potagers de Versailles. Et pas un sou de jugeote ! Alors que les sorbonnards, c’est autre chose ! Tout le monde sait comment les gars de médecine sont vêtus à leur bal annuel. Seuls les professeurs portent la toge, et encore : les plus vieux seulement. Tous les autres s’amènent dans le plus simple appareil.

Pour ça oui : la rigolade estudiantine, la vraie, on ne la trouve qu’à la Sorbonne. Même aujourd’hui, en ces temps incertains, on continue d’y respecter la tradition.

En fac de droit, par exemple. On refait le monde à tous les cours. Un prétexte en or pour chahuter et discuter, pour faire un vrai chahut parisien.

— Non mais vous avez entendu ce qu’il a encore sorti ?

— Un scandale ! Une honte !

— Donc, on l’enterre ?

— Oui, oui ! Et vite ! Pour nous, il est mort !

On fixe le jour des « obsèques » du professeur disgracié. Des annonces « de deuil » sont placardées, savamment injurieuses. Le nom du déchu sera frappé d’anathème lors d’un « office funèbre » qui fera suite aux « obsèques ». Après des oraisons humoristiques, souvent spirituelles, les « écrits » et le « cercueil » du défunt filent à la Seine.

Essayez un peu de vous frayer un passage à travers la foule dense, bigarrée et multilingue qui borde le trottoir. « Pardon ! Vous permettez ? ». Boulevard Saint-Michel, notre Boul’mich. Les gars de médecine sont au premier rang, cela va de soi. Les « médecine » : la crinière au vent, de longues pipes à la bouche dont ils tirent de petites bouffées. Leur café est près d’ici. Ils s’appuient majestueusement sur des pépées attifées et cocottées qui se serrent contre eux. Allons voir ce que fabriquent les autres, maintenant, de la fac de droit.

De la place du Panthéon, la tête de procession tourne déjà sur le Boul’mich, tous costumés. Près d’un véritable agent de police à la matraque blanche fourrée sous sa pèlerine, se pavane un brillant « majordome » à bicorne armé d’une imposante massue blanche, suivi d’un « prélat » éructant des blasphèmes avec un livre de messe à la main (un volumineux Bottin).

Sur des coussins de satin pourpre reposent les « distinctions » du défunt : des parties obscènes d’homme et de femme taillées dans des carottes et des betteraves. Derrière le « cercueil », dans un style non moins ludique, parade le cheval de bataille de feu le grand homme : un dada en jouet quelconque tiré par une grosse corde de marine goudronnée.

Et bonjour le chahut, danse excentrique et facétieuse. Celle-ci est jouée par des « pleureuses », filles de maisons de passe qui se produisent plutôt dévêtues que vêtues. On a loué leurs services pour les besoins de la procession et elles y mettent du leur, singeant leurs collègues d’antan, prêtresses de l’amour du haut Moyen Âge.

Sur les pas des musiciens, accoutrés de n’importe quoi et jouant avec ferveur, plastronne une foule d’étudiants tapageurs.

…On dirait que Jacqueline n’est pas en cours aujourd’hui…

Pas la peine de suivre la procession par le Boul’mich jusqu’aux quais de Seine en passant le Dupont, le café des étudiants. En passant aussi les bruyantes et chantantes ruelles des quartiers de la pauvreté, baignées des odeurs du jour. Où la nuit, à tous les coins, presque à toutes les portes, les hommes sont hélés par des dames à corsages chatoyants, à jupes moulantes fendues sur le côté, tapant de leurs hauts talons.

— Tu montes, mon coco ?2

Pas la peine, donc, de suivre la procession jusqu’à la Seine où finira le carnavalesque enterrement. C’est l’affaire des étudiants en droit.

Mais le spectacle vaut le coup d’œil.

…Décidément, aujourd’hui Jacqueline ne viendra pas…

Surtout si tu viens d’arriver à Paris. Et qu’à peine débarqué tu es déjà de la fête. Venu du bout du monde, du Grand Nord. De cette Lettonie-« Sermonie » (eh oui, du côté du pôle Nord !) qui te semble maintenant étrangère et hostile après toutes ces années d’études à Toulouse. Après le récent putsch fasciste3. Surtout qu’en un an de service militaire passé dans cette Lettonie-« Sermonie », tu as oublié qu’on pouvait faire les fous tous ensemble, comme ça, dans l’insouciance, et chercher à se faire remarquer en bouchant impunément la chaussée…

Et tout ça quand il se passe tant de choses dans le monde !

Quand tu es heureux en diable d’être de retour en France, quoique pas pour longtemps cette fois, maintenant que tu es libre après toutes ces casernes (l’ennui, la grisaille, après tout ce que tu as vu là-bas), que tu goûtes la joie de respirer, bouche au vent et cœur ouvert, l’air tonique de l’allégresse gauloise et l’amour de la liberté... Et que tu veux faire encore une fois comme au bon vieux temps, te sentir dans la peau d’un étudiant avant de rentrer chez toi à Moscou, ta vraie patrie à laquelle tu n’as jamais cessé de penser et dont tu ne changerais pour rien au monde. Un étudiant, oui, mais de Paris cette fois, pas de Toulouse ! Là-bas, chez nous, dans notre vieille cité somnolente, plutôt marchande qu’industrielle, dans la Toulouse de notre jeunesse estudiantine, même les gens de physique mathématique, pourtant tous plus dissipés les uns que les autres, n’auraient pu se permettre de faire des choses pareilles…

Et si cela vaut le coup d’œil, c’est aussi parce que ces éruptions d’allégresse bon enfant, ces jeux hérités des plus anciennes traditions académiques se font de plus en plus rares par les temps qui courent.

Ces temps houleux et tourmentés…

Eh bien non, Jacqueline ne viendra pas aujourd’hui !

« Nous sommes à la veille de batailles décisives… Il faut défendre, renforcer et développer la démocratie… Populaire… L’an dernier, nous leur avons déjà dit «Non». (Ce disant, Jacqueline prend toujours un air très sérieux qui lui va à merveille.) «Non» à ceux qui s’imaginent que leur heure est venue, comme dans ce Reich à la noix… Oh ! en février, à Paris, on s’est battu pour de bon contre les fascistes… C’était autre chose que chez vous, là-bas, à Toulouse. »

Passons, je ne suis pas susceptible. Comme tout le monde, je suis inquiet. Surtout après ce que j’ai vu à la caserne, puis en transit à Berlin : les succès d’un chauvinisme bête comme ses pieds, les persécutions des dissidents, le cliquetis des armes.

Le Quartier latin est aux abois. Ce ne sont pas les raisons qui manquent. Le pays subit la crise économique, le chômage, la corruption. À côté, c’est la Wehrmacht revanchiste, la dictature à parti unique. Les autodafés ! Le culte du chef ! Et tout cela à la frontière de la France insouciante, pays vainqueur.

Disputes et discordes vont crescendo. Dans les facs, les cafés, les réunions.

— Pauvre France ! Ces maudits politiciens l’auront mise à genoux !

— Nous ne sommes pas seuls contre Hitler !

— La suprématie militaire, voilà ce qu’il nous faut. L’unité !

— La ligne Maginot ? Ah ! mon lapin. C’est une ligne imaginaire.

— Non, la force de la France est dans la démocratie, la liberté…

— La liberté de faire la grève ?

— Quand il faut !

— Et quand il ne faut pas !

— Suppôt de Hitler, des cagoulards…

— Agent de Moscou !

…Et volent les bérets volent, valsent les bâtons…

* * *

Mais au labo, chez nous, on est au calme et au chaud. Au chaud comme dans une serre, et au calme comme dans l’amphi, avant la récré, sous l’emprise d’un cours magistral.

On n’entend rien que le tintement des fioles et des éprouvettes. Comme tous les matins depuis ce mois d’octobre trente-cinq que je suis ici.

Je survole un gros cahier. Des notes prises à la volée… des cours, des hypothèses, des thèses, des résultats d’expériences. Des formules, des formules sans fin. De nouveau je m’abandonne à mes pensées…

« Dans les cultures, les maladies privent l’humanité de presque un cinquième des récoltes… » C’est tiré d’un cours du professeur Bertrand4, notre chef. La porte va grincer d’un instant à l’autre et le professeur va commencer sa tournée matinale. Sans doute se plaindra-t-il encore : toujours pas de fonds pour développer les recherches.

Quel bonheur, tout de même, que je puisse faire ma spécialité à l’Institut national ! Que de fois j’en avais rêvé… Là-bas, à Toulouse, en dernière année d’agro, mais surtout en Lettonie-« Sermonie », pendant mon service militaire, à mes heures de faction, dans un entrepôt de poudre, quelque part, loin du fort. J’ôtais mon casque allemand qui pesait des tonnes, je posais mes fesses dessus, tout à mon aise, je laissais contre un mur de la poudrière mon fusil anglais surnommé Rosenfeld kundze5, maudit soit-il, et je faisais des rêves éveillés !... Le bonheur ! Un diplôme d’agronome, spécialité phytopathologie. Du sérieux ! Un boulevard pour travailler au pays, plus tard, pour lutter contre le mal au nom du bien !

Mais le temps passe trop vite. Or, une réponse favorable doit tomber d’un jour à l’autre. Du consulat soviétique de Riga. En attendant, les années filent. Bientôt vingt-quatre ans, mine de rien. Je dois mettre plus d’énergie, plus d’impétuosité à rattraper cette année que j’ai perdue en jouant au petit soldat. Plus d’énergie, de persévérance, de passion effrénée pour rattraper, assimiler, absorber.

Certes, j’ai des points à mon actif. Mon exposé sur l’agrobiologie soviétique s’est bien passé (« pas mal », tel a été le verdict du chef). Mais je suis encore loin du rendement que j’attends, le rendement d’un futur chercheur. Je sais, je sais, il faut plus de rigueur intellectuelle, plus d’assiduité, de connaissances, de pratique, d’expérience.

Et puis il y a cette passion nouvelle, la politique. Comment faire ? La ligne générale est pourtant claire, qui est d’œuvrer sur-le-champ pour le bien de l’humanité. Par l’affranchissement des travailleurs, le remplacement du capitalisme pourri de partout. Les bourgeois, qu’on les isole sur une île, ils n’auront qu’à travailler. La ligne, c’est la révolution prolétarienne. Par la grève générale, politique.

Mais comment marier le tout, l’amour de la science et cette passion-là, l’objectivité scientifique et l’intolérance politique, la haine des ennemis du prolétariat, l’amour et la haine.

Et qu’est-ce qui l’emportera ? Qu’est-ce qui primera ?... Au diable les doutes. Je vis, donc je sens. J’aime et je hais. Le rêve et la lutte, on peut les conjuguer. C’est pour cela que je suis jeune communiste. Élu récemment au bureau de section.

Il me semblait qu’ici, dans notre douce ville de Toulouse, la politique s’arrêtait à la porte de l’Institut, mais ce n’était là qu’une impression. Une impression de prime abord. Jusqu’au jour où, à Paris, j’ai vu les insignes du KIM6. Sur Jacqueline et d’autres, peu nombreux. Jusqu’au jour où j’ai découvert les opinions politiques de mon camarade de laboratoire.

Il me semblait qu’hors les murs de l’Institut, c’étaient les grèves, les crises, les disputes, les luttes, tandis qu’à l’intérieur régnait la science : un temple, un cloître, avec des sensations singulières.

En réalité, les disputes et les luttes étaient là partout. Derrière une apparente bienveillance se cachait une méfiance détachée. Qu’est-ce qu’ils nous veulent, tous ces métèques ? Pauvre France… les rouges arrivent en force… ça débarque chez nous des quatre coins du globe pour faire la révolution…

Nous ne sommes que deux, mais déjà ennemis inconciliables. Sans parler d’amitié, nous n’avons rien à nous dire. Lui monarchiste, réactionnaire fini. Vraiment, un type rebutant. De fines petites moustaches dans l’air du temps. Pas un voile de bronzage sur sa face arrogante. Un vrai bourgeois.

…On ne décompresse qu’entre soi… Une seule fois, le jour où nous faisions connaissance, il n’a pas été question entre nous que de température dans les armoires ou de composition de l’agar dans les boîtes de Petri… comme toujours ces derniers temps, mais d’un autre sujet…

De ce que je ferai après mon année de spécialité… Je rentrerai chez moi. En Lettonie ? Ou bien… dans les colonies ? Merci pour moi ! J’irai à Moscou… O-o-oh ! Moscou… chez les bolchos !... Ses petites moustaches frémissent et ses yeux se troublent, piquants comme des aiguilles enfoncées sous un ongle. Un silence, puis il lâche d’un air méchant (l’ignare !) : « Ils vous enfermeront aussi sec dans les caves du Guépéou ! » C’est dire jusqu’où va le virus de la propagande ! Apparemment, il n’a toujours pas digéré l’annulation de l’emprunt russe… le crédit or souscrit par cette potiche de tsar… monsieur son père, voyez-vous, avait des titres russes… et le sang de nos armées7 qui ont sauvé la France et Paris ?

Nous n’avons rien à nous dire. Inutile de lui expliquer que toutes ces histoires de caves sont des racontars et des calomnies colportés par les gardes blancs. Que je n’ai commis aucun crime à l’égard de ma patrie et que je n’attends donc aucun châtiment en retour. Au contraire, la patrie a besoin de spécialistes, c’est un camarade du consulat soviétique de Riga qui me l’a dit.

D’abord, je ne suis pas un Russe blanc… Et jamais personne ne l’a été dans ma famille. Même que mon père était dans la Garde rouge pendant la révolution d’Octobre… S’il était de ce monde, les choses se seraient passées autrement. Mais il est mort en 1920. Et ma mère s’est remariée en 1924 avec un Letton qu’elle a suivi à Riga, avec nous. À Riga comme à Paris, tous les Russes ne sont pas blancs, loin s’en faut. Tous n’ont pas oublié ni trahi leur patrie, c’est un fait. Il y a encore tant d’autres trucs qu’il ne comprendra jamais…

Parce qu’il est monarchiste… un ennemi de classe. Son quotidien, c’est l’Action française de Charles Maurras8, une feuille de chou de centurie noire. Tous les matins je lui jette un œil en coin dans le vestiaire : il est bien là, ce maudit torchon, qui dépasse, méticuleusement plié, du luxueux mackintosh de mon collègue. Ça donne envie de le flanquer par terre, de le piétiner et de le déchirer en lambeaux…

Mon quotidien à moi, c’est notre bonne l’Huma. Je l’exhibe d’une façon non moins ostensible sur mon imper à trois sous. La caricature d’Albert Sarraut9 figure en haut à droite avec un couteau de cuisine entre les dents : à cause de son appel à annihiler les rouges. Ainsi les deux journaux passent-ils côte à côte la moitié de la journée… Jusqu’à ce que nous les rangions dans nos poches en nous faisant, malgré tout, des amabilités dans notre minuscule vestiaire…

Moi, je ne cache pas mes nouvelles idées politiques. Maintenant, je peux me le permettre. Je ne suis plus dans une caserne fasciste et il y a d’autres rouges que moi dans la France républicaine. Que mon collègue ait un nom à particule et un fief en Provence, eh bien je m’en fiche.

* * *

Je ne suis pas seul, j’ai trouvé des amis, des partisans… Boris Jouravlev, Jacqueline. Et m’en trouve très heureux.

Une seule question : ai-je vraiment le droit de m’enticher à ce point de Jacqueline ?

…Et de quelle drôle de façon les choses se sont faites alors ! J’étais un peu en retard au cours. Je m’étais glissé le long des pupitres jusqu’à la première place libre. Un geste maladroit dans la précipitation… mille fois pardon… j’ai dû froisser votre jupe… Un regard de reproche lancé par de grands yeux marron, un peu tristes, par-dessous une frange brune de cheveux parfumés… Une fine veinule bleutée qui battait sur sa tempe… un décolleté… une poitrine ferme de jeune fille.

Peu après, dans l’intercours, vacarme, cris de joie, son insigne sur sa poitrine. Le KIM ! Si elle est des nôtres, c’est qu’elle est à moi ! Parfait ! Je l’entreprends aussitôt :

— De quelle section, camarade ?

— Quartier latin…

— Enchanté. Alex…

— Jacqueline.

Naturellement, je la retrouve dès le lendemain à l’occasion d’une sortie botanique que nous partageons avec les étudiants de dernière année. Dans un petit bois de Versailles à la senteur automnale.

Je la questionne par le menu : où se réunit sa section ? Tout près de chez moi, au café Quartier latin, juste en face du petit hôtel où j’ai ma chambre. Quels jours de la semaine ? Je lui demande même… à quoi travaille sa section dans l’immédiat.

Et je lui raconte tout. Mon adhésion aux Jeunesses. Parce que j’ai évolué (c’est le mot de Boris Jouravlev, alias Larionytch, raccourci affectueux et familier de son patronyme). J’ai évolué sous l’influence de mon entourage, des conditions matérielles de vie, de mes échanges avec mes camarades progressistes révolutionnaires après tant de quêtes et d’errements (la faute aux idéologues bourgeois, dixit Larionytch). Je suis membre de l’Union du rapatriement russe (cercle de jeunes) et je fréquente aussi un cercle d’initiation politique où Larionytch, secrétaire de l’Union, nous enseigne le « b a ba du communisme »10. Et dans la mesure où j’ai choisi le juste chemin de la révolution, le seul qui vaille, je souhaite militer aux côtés des jeunes communistes11 ici, à l’Institut, en attendant mon retour dans ma vraie patrie.

Une fois les choses sérieuses terminées, après avoir pris rendez-vous pour la prochaine réunion de section à laquelle je serai inscrit par le secrétaire, nous accusons un joli retard sur l’excursion et faisons semblant de travailler, à savoir d’identifier les végétaux que nous trouvons.

De temps à autre, toutefois, nous échangeons des regards complices.

(Je ne me voyais pourtant pas tomber amoureux !)

Car enfin y a-t-il d’autres relations qu’amicales entre de jeunes révolutionnaires, camarades de lutte du même bord politique ?

(Ai-je le droit de m’enticher de Jacqueline ?)

Mais comment vous dire, c’est qu’elle m’attire. Je la trouve plus grande et plus svelte que l’autre jour en salle de cours. Des fluides, peut-être ? Le désir me prend de la connaître d’un peu plus près et de comprendre ce que je suis pour elle. Juste un camarade de lutte ? ou un peu plus ?...

Surtout, je brûle de captiver son imagination, de l’intriguer. Quoique les péripéties individuelles soient peu de chose au regard de la lutte des classes, de la vie sociale.

(La domination néfaste des sentiments sur la raison)

Mais ses yeux merveilleux, pleins de confiance et légèrement tristes trahissent l’enthousiasme quand je glisse au détour d’une conversation qu’à Moscou j’ai vu le grand Lénine, de très, très près… « Oh ! ça alors !... »

Profitant de cette minute d’attention, je me lance dans la description de Moscou, Moscou la rouge de ce temps-là : les images de ce vaste et beau monde d’amitié et de fraternité entre gens généreux, de celles qui peuplaient mon esprit lors des premières rencontres de jeunes pionniers…

Elle me regarde droit dans les yeux avec de plus en plus de confiance. Et elle m’écoute avec attention. Cela présente pourtant un intérêt inégal. Après une enfance assombrie par la mort de mon père, le temps est venu d’une adolescence grise dans cette ville inconnue de Riga… Le sobre carillon des églises luthériennes, l’ennui guindé des pensions allemandes. Une vie de cafard et d’incurie. Je mettais partout mon nez, j’adhérais à tout et n’importe quoi (à tort, bien sûr) : la pratique du yoga et des BA de scouts, de la randonnée et du sport, de la religion orthodoxe et de l’anarchie (cette dernière à Toulouse).

Mais je m’arrange pour ne retenir que les choses les plus drôles : de ma vie d’étudiant toulousain, vie libre mais souvent chiche ; de mes voyages au Pays basque et en Espagne ; et des autres péripéties de mon expérience de jeune Moscovite en terre étrangère.

Et nous voilà riant tous les deux (j’admirais sa petite bouche pulpeuse et sensuelle perlée de dents régulières) quand j’explique comment un an plus tôt, en Lettonie, pendant mon service militaire, un chef de compagnie fort d’épaules et rouge de visage — ex-officier de l’armée tsariste — a voulu démasquer ma dangerosité politique…

On lui avait rapporté que le Français se disait partisan des technocrates. À quoi j’ai répondu que le monde devait être gouverné par des savants et non par des pseudo-savants et des généraux. Oui, oui, camarade, je suis passé par cette passion-là après les anarchistes et le Club postrévolutionnaire12.

Le chef de compagnie m’avait fait sortir des rangs pour me soumettre à un interrogatoire (c’était dans la forteresse de Dvinsk, naguère redoutable) :

— Ce n’est pas vous qui avez tué le roi Alexandre13 ?

— Négatif, mon capitaine, je n’ai pas tué le roi Alexandre…

Il avait posé d’autres questions, n’avait rien compris à mes réponses tout en laissant croire le contraire, incapable qu’il était de trancher mon sort.

Riant, nous déroulons ensemble le fil de nos pensées (il y a longtemps que nous avons fermé nos boîtes à botanique qui nous servent de sièges à présent). Nous rions de ce que j’ai vu en Lettonie et que nous ne verrons jamais ici en France. Jamais ! Ce culte imbécile du chef, le « vénéré chef du peuple » Ulmanis14 (un corniaud pas tout à fait inoffensif). « Si tu voyais comment on embobine le peuple... » ces rencontres avec les foules dans un climat de liesse… ces arcs de triomphe… partout des portraits du chef sous toutes les coutures et de toutes les tailles… ces fanfaronnades, ce ton sentencieux… « Un führer en miniature, s’emporte Jacqueline, comme chez les Boches ! » Et ce mensonge éhonté, camarade, sur l’unité nationale quand les prisons et les premiers camps de concentration sont pleins à craquer… toutes ces fables sur la prospérité alors que l’industrie périclite pour le plus grand bien des koulaks. Et cette volonté délibérée d’en découdre par une boucherie, une guerre avec l’Union soviétique…

De nouveau nos pensées le cèdent aux rires. Je parle d’une récente aventure de voyage alors que je faisais chemin vers Paris après une année de service militaire obligatoire, une fois ma demande de rapatriement déposée au consulat soviétique de Riga. Quelque part en Lettonie, j’avais laissé partir mon train. Ou plutôt, j’en avais pris un qui n’était pas le mien parce que j’avais cru que l’autre roulait dans le mauvais sens, vers Riga, vers Ulmanis. Que nenni, vénéré chef ! J’en ai tellement bavé pour quitter votre « Lettonie lettonne et renaissante dont vous êtes le Sauveur » que je ne vais pas revenir sur mes pas maintenant ! Encore heureux que je n’avais pas rendu à la caserne ma carte d’identité française, toulousaine, ni mon passeport letton, et qu’ils étaient en règle. Que nenni, tintin !

Puis il s’était avéré finalement que mon train roulait dans la bonne direction, vers le Couloir de Dantzig15, mais trop tard pour le rattraper (de Berlin, j’ai dû me farcir des tortillards). Entretemps, les douaniers polonais et allemands m’avaient soupçonné de trafic de devises.

Assis côte à côte, nous partagions nos rires et nos pensées. Je l’aimais déjà, cette svelte fille du nord, enfant de mineur… Une communiste, comme tout le monde dans sa famille ! Fière de l’Union soviétique ! Le premier État au monde d’ouvriers et de paysans, où tout le pouvoir est dans les mains des travailleurs ! Le pays du socialisme ! Qui se développe à pas de géant. Le rempart de la paix et de la démocratie. Et qui sauvera la France de ce qui se passe là-bas, brrr… outre-Rhin…

* * *

Paris, 20 février 1936

Chère maman,

Un grand merci pour tes vœux si gentils et si chaleureux. Merci à toi et à toute la maisonnée : à ce géant de Kolia, à ma sœur Zina et à la petite Lucia. Comme il ne s’agit pas encore d’un chiffre rond, nous avons fêté mon anniversaire en toute modestie. L’an prochain, ce sera autre chose : vingt-cinq ans. Je compte bien les fêter au pays.

…Nous avons décidé de fêter ça dans une cave de Chez Maxime. Tant qu’à faire la noce… Toute la bande des inséparables est là : Jacqueline, Larionytch (Boris Larionovitch Jouravlev) et Chouchou, le femme de Boris…

… Jacqueline chérie ! À toi de choisir… salade russe. Ça te va ? Homards, crevettes, poulpe ? Les économies, c’est pour demain !

— Qu’est-ce qu’on boit ? À boire fut la première chose prononcée par le nouveau-né Gargantua. Pas maman ni papa, mais du vin ! Bien dit !

— Jacqueline, pour mon anniversaire j’aimerais voir pétiller tes yeux merveilleux, grands et même immenses, malicieux, un tantinet strabiques, protégés par de longs cils. Eh oui… À la tienne ! Et demain, réunion. Tu n’as pas oublié ?

— Non.

— Je suis ton chef maintenant, c’est vous-mêmes qui en avez décidé ainsi par le vote.

— Arrête ta frime.

— Alex, raconte-nous ça encore une fois. Tu as bien vu à Moscou le grand Lénine ? En quelle année ?

— En vingt-quatre.

— Vu de tes yeux vu ?

— Oui. Je te l’ai déjà raconté. De mes propres yeux, bien sûr…

— Touche pas à mon insigne… Tu as le même.

— Je touche si ça me chante.

— C’est de l’amour ?

— Ça oui. Tu es une amie, une vraie. Une camarade. Tu as de petites dents bien droites. Et ta bouche entrouverte. Pour un baiser ?

— N’essaie pas.

— Que si.

— Ohé ! suffit vous deux… Il s’imagine que sans lui Jacqueline n’aurait jamais su faire les choses toute seule, l’autre fois, à l’excursion botanique… Ils se font tous des idées.

Puis Jacqueline prononça un discours…

— Camarades, le 16 février, le Front populaire a remporté les élections en Espagne… J’ai un toast… Qu’on remplisse les verres. À notre sœur. À notre voisine. À notre prochaine victoire. À la France nouvelle…

Merci aussi pour le mandat. Mais de grâce, maman chérie, que ce soit la dernière fois. Tu me l’avais promis. Je ne veux pas que tu demandes de l’argent au beau-père. Je n’attends rien de lui. De plus, c’est complètement inutile. Je gagne pas mal en petits boulots.

Pas mal, non ? C’est pour maman. Certes, appliquer une substance phosphorescente à des écrans d’instruments de navigation, c’est mieux que de faire la plonge au restaurant. On reste maître chez soi et on ne peut pas tricher. On est payé à la pièce. Pas terrible comme paye. Moins qu’à faire les vendanges du côté de Toulouse pendant les vacances scolaires.

Du reste, c’est déjà ça. Une combine de Boris (Larionytch). Il y a des écrans partout. Sur mon lit, sur des cartons, sur mon bureau. Larionytch fait la même chose. Lui non plus n’a pas de carte d’identité à jour bien qu’il ne soit pas étudiant mais secrétaire de l’organisation du Parti de l’Union du rapatriement russe. En plus, j’ai un assistant. Pour les cas d’urgence, quand les délais sont trop courts. Jacqueline ne dira jamais non. On travaille jusqu’à pas d’heure. À coups énergiques de bâtonnets en verre. Après, on fait place nette sur le lit en posant les cartons par terre.

Mon nouvel hôtel est plus confortable que le précédent. Plus près de l’Institut. Pas loin de la bibliothèque Sainte-Geneviève où je travaille. Je travaille beaucoup, pas le choix. Pour la chambrette, je ne paie pas plus cher…

Mais de ma fenêtre, la vue sur la rue de Lanneau n’est pas géniale. Avec la réclame d’un apéritif qui s’étale sur tout un mur… Dubo… Dubon… Dubonnet.

Adossé au mur, sur deux étages, le Quartier latin. Notre café. De gauche. Notre lieu de rencontres et de réunions.

De la mansarde de mon voisin, un artiste, la vue sur Paris est magnifique. Des îlots de toits s’étagent jusqu’au Panthéon. La Seine et les bâtisses grises de la Cité. Les contours flous de Notre-Dame, cette « vaste symphonie en pierre » chantée par Victor Hugo.

Mais pas le temps d’admirer le panorama de Paris. C’est une ville où l’on ne reste pas chez soi. Même le soir, la vie est dans la rue, sur les boulevards. Les bistrots de quartier. Les clubs. Les meetings. On avale le matin un morceau sur le pouce et on file en bas jusqu’à minuit. De la tranquillité du laboratoire au tourbillon piétonnier. De la salle de lecture à une réunion. On vit une époque très agitée.

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1 En français dans le texte.

2 En français dans le texte.

3 Du 6 février 1934.

4 BERTRAND Gabriel (17 mai 1867 - 20 juin 1962), biochimiste de renom, docteur ès sciences, membre de l’Académie des Sciences ; de 1905 à 1936, professeur à la faculté des sciences de la Sorbonne ; à partir de 1900, chef du service de biologie de l’Institut Pasteur.

5 Madame Rosenfeld (le fusil Pattern 1914 Ross-Enfield).

6 Sigle russe communément attaché à l’Internationale communiste de la jeunesse (1919 - 1943).

7 En 1916, à la demande de ses alliés, la Russie a envoyé en France quatre brigades d’un effectif total de 750 officiers et 45.000 soldats. Deux d’entre elles ont été envoyées en Macédoine, les deux autres ayant combattu en France dans la région Champagne-Ardennes jusqu’à la révolution de février 1917. Les troupes russes se sont particulièrement distinguées dans les batailles d’usure du fort de la Pompelle, près de Reims. Plus de 5.000 soldats, sous-officiers et officiers y ont trouvé la mort.

8 MAURRAS Charles (20 avril 1868 - 16 novembre 1952), publiciste français, monarchiste et antisémite. Fonde le groupe monarchiste Action française en 1899 et le journal éponyme en 1908.

9 SARRAUT Albert (28 juillet 1872 - 26 novembre 1962), homme politique français, radical. Premier ministre sous la IIIe République du 26 octobre au 24 novembre 1933 et du 24 janvier au 4 juin 1936.

10 Le b a ba du communisme, commentaires du programme du Parti communiste russe de 1919 ; auteurs : Nikolaï Boukharine et Evguéni Préobrajenski.

11 En français dans le texte.

12 Fondé le 1er mai 1932, le Club postrévolutionnaire (ouverture officielle le 16 novembre de la même année) fédérait des gens qui jugeaient positive la révolution russe tout en considérant que le régime communiste serait inéluctablement dépassé et supplanté par une société nouvelle, spirituellement, culturellement et économiquement libre grâce aux forces sociales progressistes nées de la révolution. Cf revue Utverjdénia, n°1, février 1931.

13 Le 9 octobre 1934, le roi yougoslave Alexandre Karaguéorguévitch et le ministre français des Affaires étrangères Louis Barthou ont été abattus à Marseille par Vlado Tchernozemski, combattant bulgare de l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (VMRO) liée aux terroristes croates oustachis.

14 ULMANIS Kārlis (4 septembre 1877 - 20 septembre 1942), homme d’État letton.

15 Le couloir de Dantzig (Gdańsk), territoire séparant la Prusse orientale allemande des frontières de l’Allemagne ; il fut dévolu à la Pologne après la Première Guerre mondiale en application du traité de Versailles.