Un front intérieur
Un front intérieur
La quatrième partie du roman J’irai jusqu’à toi
Traduit du russe par Yves Gauthier
Éditeur: Marie-Thérèse Gauthier
© 2014 T&V Media
En mars 1941, l’auteur arrive à Berlin, employé à l’usine de transformateurs AEG. D’abord affecté à des tâches lourdes dans l’atelier de galvanisation, il se voit ensuite muté comme magasinier et porteur de pièces dans l’atelier DS-1 en raison de sa bonne maîtrise de la langue allemande. Cette fonction lui permet de circuler dans différents ateliers de l’usine sans éveiller de soupçons. Il fait la connaissance de nombreux ouvriers dont un tiers d’étrangers. Il gagne petit à petit la confiance de Josif Gnat de Trebnitz, de l’Italien Mario et du Français Jospeh, ainsi que de Friedrich Murawske, magasinier de l’atelier DS-3. Peu après son arrivée à Berlin, l’auteur dépose au consulat soviétique une demande de retour au pays. N’ayant pas de passeport letton, il joint à sa demande ses papiers de brigadiste. Les fonctionnaires du consulat lui promettent de l’aider, mais entre-temps l’Allemagne attaque l’Union soviétique et les diplomates soviétiques sont évacués. Par l’entremise de Friedrich, l’auteur s’implique dans l’organisation clandestine « Innere Front » qui diffuse des tracts et un journal du même nom. L’agent de liaison de cette organisation s’appelle Otto Grabowski. Ce dernier charge l’auteur de militer parmi les étrangers. Dans le cadre de sa mission, l’auteur noue des contacts dans les camps d’ouvriers venus de l’est, les aide à créer des comités et des groupes de sabotage, rédige un appel qui sera reproduit sous la presse rotative de Max, le frère d’Otto. Ce tract est distribué dans les camps. Otto sera remplacé par l’agent de liaison Herbert Grasse. L’auteur écrit alors un appel, Il y aura un deuxième front ! dont la diffusion est empêchée par l’arrestation de Herbert. Profitant d’un congé annuel de dix jours auquel il a droit, l’auteur se rend à Paris en août 1943 pour échapper à l’arrestation.
Berlin
De tristes sourds-muets font marcher d’énormes fours-désinfecteurs à gaz.
Nous n’avons personne à qui parler, personne à qui demander où nous sommes et si c’est pour longtemps.
Nous portons des vestes et des pantalons rayés d’hôpital ou de prison (allez savoir). Tous nos effets personnels subissent un traitement sanitaire.
C’est dans cet impitoyable four à gaz que périt mon gilet de chèvre espagnol, celui-là même que j’avais voulu offrir à Vladek. La dernière preuve de mon séjour en Espagne, exception faire de mon livret de combattant des Brigades internationales enveloppé dans un journal avec mes titres de transport, au fond d’une poche de ma veste rayée.
Or, désormais, une telle preuve n’est pas souhaitable. Telles sont les nouvelles circonstances.
J’ai peur de tout. Des provocations, des filatures. Parce que je ne suis plus à Gurs ou au Vernet, parmi les copains, mais seul, tout seul dans la capitale du IIIe Reich. Et la prudence est le premier commandement de l’antifasciste dans les conditions actuelles. J’ai quand même intégré quelques-unes des consignes entendues dans les conférences du Vernet.
Je n’ai jamais été dans l’Espagne républicaine. Je n’ai jamais fait partie d’une organisation politique, nulle part. Il faut que je me le tienne pour dit une fois pour toutes. Encore dois-je m’y habituer.
Je suis Kocetkov, pas Kotchetkov. Un marin letton, rien de plus. J’ai loupé mon navire, un jour de cuite. J’ai séjourné à Paris, pas longtemps. Mes papiers ?... Mes papiers, une pépée me les a fauchés. Les papiers et le fric, tout d’un coup. Les putains, dans les ports, elles ne pensent qu’à l’argent. Maintenant je rentre chez moi, en Lettonie. Pourquoi pas par la mer ? À cause de la guerre, pardi !
C’est ce que je bonimente à mon nouvel ami Anton, presque un gars de chez moi, un Ukrainien de Tallinn, mécano de précision, blanc comme un cygne, âgé déjà. Par précaution et pour vérifier si c’est crédible.
Mais Anton a ses propres soucis et ma biographie ne l’intéresse guère.
Lui aussi a eu des problèmes en France. Peut-être pas avec les putes des ports, mais certainement avec la police. D’où son expulsion de France et son passage forcé aux Tourelles1. C’est du moins ce qu’il dit.
Une fois la désinfection et le traitement sanitaire achevés, nous revêtons nos costumes fripés.
Les usines et les fabriques de Berlin nous envoient des émissaires. Nous sommes répartis par contingents grands et petits. Anton — feinmechaniker2 d’âge mur parlant bien allemand — est retenu très volontiers ; moi, marin sans spécialité terrestre utile, beaucoup moins. Pourtant, tout le monde y passe. Le besoin de main-d’œuvre bon marché est énorme. Des millions d’hommes sont à l’armée, l’automatisation est encore embryonnaire et les commandes militaires ne cessent de croître.
On nous fait sortir du centre de tri sanitaire, bâtisse trapue noyée dans un long quartier de barres d’habitations grises et lugubres.
Puis on nous prie de monter dans des trams en nous expliquant aimablement où nous sommes. Nous traversons la ville.
Nous voyons de rares files d’attente de ménagères à la porte des magasins d’alimentation ; des officiers guindés de la Wehrmacht et des soldats qui leur font de virils saluts militaires ; des policiers Schupos coiffés de casques noirs étêtés, raplatis ; et des cyclistes qui se croisent en se contorsionnant dans la pose du salut romain nazi au risque de se flanquer par terre.
Nous passons devant des écoles où des gamins font les fous en uniforme de la Hitlerjugend3, un petit poignard à la ceinture ; devant des colonnes de tout-terrains chargés de fantassins blonds aux joues vermeilles qui regardent les passants d’un œil insouciant ; devant des brasseries, des magasins, des églises aux flèches gothiques, des monuments historiques.
Nous traversons Berlin, grande capitale tranquille et sûre d’elle-même.
Ouvrier chez AEG-TRO
Un gros policier éructe « Heil Hitler ! » et nous conduit par d’étroits passages entre les lits. Il porte un brassard jaune à la manche d’un uniforme vert, avec l’inscription : Police d’usine et le nom de la firme pour laquelle il travaille : AEG.
Des couchettes à deux étages se serrent dans les chambres d’un hôtel particulier transformé en camp pour ouvriers.
Je prends place au deuxième étage. Et je plonge aussi sec : la fatigue l’emporte…
De mornes monstres poilus m’attrapent par les jambes et les bras, me font balancer sans effort et hop ! me jettent dans un four à gaz en criant olé ! Je suis tellement maigre que je ne sens pas mon poids. J’ai peur et horriblement chaud mais je ne brûle pas… C’est drôle, j’entends des bruits de pas. Alors je me réveille en tressaillant. Des gendarmes qui débarquent, sans doute. Ils vont m’emmener de force au boulot…
Non, ce sont les habitants de ce pavillon qui rentrent du travail. Les jeunes se déshabillent à la volée, attrapent serviettes et rasoirs, vont chercher de l’eau chaude, se glissent dans le minuscule coin lavabo, se font reluire et disparaissent. Les autres, plus âgés, se mettent à la tambouille.
Le petit nouveau est assailli de toutes parts :
— D’où tu viens ? De Paris ?
— Pas tout à fait.
— Comment ça va, là-bas, chez nous ?
— Et ici, c’est comment ?
— Oh ! de toute façon je n’ai plus qu’un mois à tirer d’ici la fin de mon contrat…
— Je m’appelle Mario. (C’est un Italien timide et maigrichon qui se présente.) De quel arrondissement es-tu ?
— Du Cinquième.
— Moi, je suis du Quinzième.
Je me réveille une deuxième fois à minuit passé. Gottverdammt ! fulmine un couche-tard qui rentre en se cognant aux lits dans le noir. À cause de quoi les couchettes supérieures oscillent et s’entrechoquent en sonnaillant. Nom de Dieu, pestent les autres, dérangés dans leur sommeil.
Il faut dormir. Demain, dix-neuf mars quarante-et-un, sera mon premier jour de travail à l’usine de transformateurs de la compagnie électrotechnique AEG.
* * *
Avril quarante-et-un. Je rentre chez moi par Ostmarkstrasse4, rue tranquille. Bordée d’immeubles à trois étages, rarement quatre. Chacun planté d’un drapeau national à rond blanc et toile d’araignée (gammée). Derrière s’étire un paysage de jardins et de potagers où s’affairent des cheminots dont les coopératives ont construit toute la rue. Calme et propreté. Géraniums et rideaux aux fenêtres.
Une vie paisible, toute en mesure.
Et les drapeaux ? Ils sont là pour fêter l’anniversaire du Führer.
Nous sommes installés ici depuis peu. Merci au jeune ajusteur autrichien, un joyeux drille celui-là. Un bon tuyau que le sien.
La maîtresse de maison est gentille et avenante. La turne est proprette. Nous lui donnons tous les tickets d’approvisionnement qui nous restent après la cantine de l’usine. Nous payons cher pour la pension. Beaucoup plus qu’au foyer.
Mais nous n’avons aucune raison d’économiser.
Nous devons juste nous refaire une santé avant de rentrer chez nous, au pays.
Que je sois sur le point de rentrer, je n’en doute pas le moins du monde.
Le consulat soviétique se trouve sur l’Unter den Linden5. Je l’ai trouvé dès mon premier jour de congé. Il y avait la queue, certes, mais je me suis mis tranquillement dans la file après m’être assuré que je n’étais pas filoché. Une fois au guichet, j’ai expliqué que je n’avais pas de passeport sur moi mais que j’étais letton, donc citoyen soviétique ; que j’avais eu mon content de guerre et de camp et que voilà, je voulais rentrer au pays. Ce qui intriguait surtout le camarade au guichet, c’était où j’avais laissé mon passeport, dans quelles circonstances.
J’ai donc dû me justifier sous le regard sourcilleux du camarade guichetier : « Je partais pour la guerre en Espagne, qu’avais-je alors besoin d’un passeport ? » Le camarade branlait du chef avec compassion. Il a fini par me donner une adresse où je devais me rendre.
Au consulat soviétique, bien sûr, j’ai dû reprendre mon explication depuis le début. Là aussi, mon livret de combattant des Brigades internationales, miraculeusement préservé, a fait bonne impression. On m’a remis des questionnaires et des feuilles blanches pour mon rapport autobiographique. Sur place, d’un seul jet, j’ai tout rempli, tout écrit. Pour la quatrième fois ! J’ai joint à mon dossier mon livret de combattant des BI. Quelques jours plus tard, je suis repassé avec des photos d’identité.
Décidément, tout va pour le mieux. On m’a promis de faire vite. On m’a demandé de venir aux nouvelles…
Le pacte de non-agression est appliqué. La guerre fait rage au loin. De Berlin, Riga c’est la porte à côté. Pour le billet, je me débrouillerai toujours avec mes économies. Bientôt, je reverrai les miens : mon frère Kolia, mes petites sœurs Zina et Lucia, mes copains de classe.
Je couve en silence le bonheur si proche de revoir ma Patrie. Je n’en parle à personne, même pas à Anton. Quand j’aurai la réponse, alors là oui, je dirai tout.
En attendant, jouissons du petit univers douillet de notre douce chambrette après une rude journée de labeur passée dans le fracas et l’odeur de cambouis des ateliers de l’usine.
Klein aber mein (c’est petit mais c’est à moi)
Une petite chambre à nous. Deux lits. Un matelas à ressorts : c’est tout de même autre chose qu’un sac de vermoulures écrasées, comme au camp. C’est calme et bien tenu.
Nous nous plongeons avec volupté dans ce petit univers cosy.
Nous prenons plaisir à nous laver dans la petite baignoire — soignée, minuscule — et à nous essuyer avec des serviettes blanches comme neige, brodées de sentences en lettres gothiques : Klein, aber Mein (c’est petit mais c’est à moi), Eigner Herd ist Goldes wert (mon logis vaut de l’or)… Merveilleuses et douces serviettes… Nous avons juré à la patronne de ne pas les abîmer avec nos lames de rasoir le jour où nous nous sommes mis d’accord.
Souvent, après un modeste dîner, nous prenons place à trois dans la pièce voisine, celle de notre logeuse, bien calés dans de moelleux fauteuils. La patronne tricote. Anton et moi, toujours prêts à donner d’aimables réponses à toutes ses questions (aimables, mais toujours très sincères), écoutons la radio ou bouquinons (Anton a Clochemerle).
De mon côté, tout en supportant stoïquement les marches martiales et les chants endiablés de la soldatesque, je louche sur les stations radio des autres villes du monde qui figurent sur l’échelle des fréquences. Quant à me brancher dessus, c’est une chose que je ne m’autorise que dans des circonstances exceptionnelles : seulement si je suis seul et que je sais d’avance l’heure du retour de la patronne et d’Anton, et encore le son n’est-il alors réglé qu’au minimum.
Non pas que j’obéisse au rond de carton pointé sur Londres avec une inscription laconique et pleine de menace avertissant l’auditeur du risque qu’il encourt à écouter les stations étrangères pour cause de haute trahison et d’espionnage. Non ! pas à cause de cette rondelle de carton. Mais tout simplement parce que des conférences du Vernet, j’ai retenu que dans le Reich la surveillance commence ici, dans le cercle de famille, et que je ne dois m’exposer sous aucun prétexte.
Et pourtant je ne tarde pas à apprendre quelque chose de nouveau pour moi. Un jour que je mets l’antenne sur Riga (le poste ne capte pas Moscou), j’entends, le cœur battant, un reportage sur l’accueil qu’on y a réservé, à la gare de chemin de fer, aux héros de la guerre civile espagnole de libération. Je vois alors défiler sous mes yeux les visages de mes amis de Saint-Cyprien, de Gurs et du Vernet : Timofeïev le songeur, Broziņ le blond qui m’avait laissé sa chaude couverture d’Espagne en quittant le Vernet et qui devait peler de froid de longs mois durant dans le Camp des Milles, près de Marseille, en attendant le jour de son rapatriement, Žanis Folmanis le tumultueux, Lipkine le rêveur… Ma joie est immense d’apprendre la fin de leurs tourments, et je crois y voir un heureux présage.
Maintenant, c’est sûr, je reverrai ma Patrie.
Le Führer pense pour nous
Elle est gentille et avenante, notre logeuse. Bienveillante envers nous, elle le restera même — pour un temps du moins — après les terribles événements de l’Est qui ont chamboulé ce petit univers modeste et calfeutré. Chamboulé et détruit de fond en comble.
Elle se satisfait pleinement de son microcosme. Un microcosme aménagé pour elle par son mari, homme âgé, taciturne, de plus en plus obèse dans son uniforme d’employé des chemins de fer. Celui-ci est toujours en déplacement ; nous le voyons rarement.
Elle a le goût du travail, du calcul, de l’économie. Faire tourner sa petite pension, accueillir ses locataires, telle est sa tâche.
Son univers ne sort pas des frontières de l’Allemagne. C’est le pays le plus doux, le plus agréable, le plus convenable qui soit. Dans cette Allemagne, le Führer occupe une place centrale. Il hante son imagination. Tous les jours, et pas seulement le jour de son anniversaire, il se rappelle à son attention. Il lui fait des clins d’œil de ses yeux exorbités, pareils à ceux d’un taureau, il la fixe de l’intérieur des grandes pages du Völkischer Beobachter6, des somptueux magazines illustrés. Discours ou chansons, la radio ne parle que de lui.
Comme s’il n’était pas assez adulé comme ça, il se fait photographier sur fond de livres, inspirant de nouvelles idées à l’esprit de notre logeuse :
— Pas vrai qu’il pense à nous ?
— Naturellement, Frau.
Le voilà embrassant une fillette et un garçonnet bien coiffés qui lui apportent un énorme bouquet de fleurs.
— Il adore les enfants.
Il prodigue de larges sourires, échange des poignées de main, se dit Heil ! à lui-même avec une jolie flexion du bras : le petit salut romain. Il crie à la grandeur de l’Allemagne.
Ainsi libérée de l’obligation de penser à l’avenir de son pays (le Führer pense pour nous), notre logeuse vaque à ses occupations domestiques.
Elle gobe tout. Même ce que je lui dis de ma vie. Pas un mot de l’Espagne, bien sûr, ni des camps, ni du consulat.
« Es geht alles vorüber » (tout finit par passer), ressasse la radio.
— Après la guerre, ça ira mieux avec l’approvisionnement, pas vrai ?
— Indiscutablement, Frau…
Dans un coin de l’usine, près de la Spree, au fond d’un entrepôt d’isolateurs de porcelaine, je tombe subitement sur un Serbe que je connais depuis Gurs et le Vernet, communiste des Brigades internationales. Pas de joie à la première rencontre, plutôt de la méfiance. La circonstance est trop insolite, trouble, inédite. On ne sait comment se comporter. Ensuite, prudemment, la conversation s’engage. La situation ? Pas terrible…
Il me prévient qu’ici, il n’est pas serbe mais croate : plus facile ainsi de rentrer au pays. Lui aussi a pris un faux nom.
Il me dit qu’en se rendant à Berlin, il a vu dans son train des Russes du Vernet. Qui cela pouvait-il être ?
Il sait où vivent les Espagnols de Gurs. Il m’a promis de me mettre en rapport avec eux.
Prudemment, je l’interroge sur les Allemands de l’usine. Qui est des nôtres ? Où est le Parti ? Le camarade ne dit mot. Il n’a pas encore démêlé le quand du comment. De toute façon, il s’apprête à rentrer dans son pays.
Dans les ateliers de l’usine
Ma connaissance de la langue allemande se révèle utile. Ce n’est pas pour rien que j’étais si bien vu de l’Allemand Kupfer, au lycée de Riga.
Je ne suis plus « l’assistant du réviseur » de l’atelier de galvanisation, mais un manutentionnaire dans l’atelier DS-1.
On assemble ici des commutateurs pneumatiques géants, à haute tension, pour les centrales électriques. Beaucoup, à moitié montés, portent l’inscription Russland. L’usine remplit des commandes pour l’Union soviétique.
L’atelier possède sa propre centrale d’essai. Plusieurs fois par jour, on entend tonner d’assourdissants orages électriques. Une odeur d’ozone se répand alors dans l’air.
Mon nouveau travail est plus facile. Plus la peine de passer la sainte journée à se coltiner des caisses mastodontes d’un atelier à l’autre, pleines de lames d’interrupteurs, de boulons et d’écrous, en poussant le diable à travers la cour pavée pour les livrer aux galvaniseurs du contremaître aux joues rouges, un bonhomme qui ne rigole pas.
Maintenant je suis mon propre maître. Personne ne m’attend, personne ne me presse. J’ai un entrepôt de petites pièces, un bureau, une chaise. La seule chose qui compte, c’est de pointer à temps, c’est-à-dire d’enregistrer son heure d’arrivée dans cette fichue machine. Quand on est à l’heure, pas de problème. On peut lire le journal et venir à bout d’un gros stulle, un sandwich.
Viennent ensuite les commandes.
— Morgen, Alex, envoie les accessoires du nouveau commutateur.
Le cadre du nouveau commutateur est déjà en train de glisser à travers l’atelier. Je remplis la fiche de commande, le bezugsschein. Au début, je la fais vérifier par l’un des Vorarbeiter, un chef d’équipe.
— J’ai bien rempli, Émile ?
Emil Kirchner, haut de taille, sec, grisonnant, toujours avenant, survole la fiche de son nez aquilin, puis il acquiesce ou fait des corrections. Le jeune Bujak aux joues vermeilles, trapu, mettra moins d’enthousiasme à me conseiller mais consentira aussi à m’aider.
Après quoi il faut trouver le chef d’atelier Fichtner : l’Ölle, le vieux, comme tout le monde l’appelle. Si celui-ci est malade, alors on se met à la recherche du contremaître Zastrov, toujours en train de courir à travers les ateliers.
L’Ölle est rarement dans la guérite en verre qui surplombe en nid d’aigle le grand atelier. On y monte par un escalier en colimaçon. Là-haut se nichent à longueur de journée un vieux comptable manchot et son assistant, le bon, le maigre Adolf Denrich.
Dans les rangées de commutateurs en cours de montage, on aperçoit la grande tête rasée de l’Ölle avec son front incliné et ses somptueuses moustaches à la mode des Cosaques zaporogues. Voûté, il porte le poids des ans7. Il est invariablement vêtu d’une douce redingote noire et d’une chemise blanche impeccable au col amidonné. Il est vieux, mais il a encore l’œil. Il voit tout. L’Ölle déteste la paperasse. Quand il signe ma fiche, il ne me demande pas ce que je commande, mais pour qui.
Muni de sa signature, je roule le papier et le glisse dans la poche supérieure de mon bleu de travail désormais toujours propre. De laquelle poche dépasse, plié, un brassard rouge marqué de la lettre L à la mine de plomb : Letton (Lettländer). À chaque nationalité sa lettre : F, Français, H, Hollandais, B, Belge. Ce brassard, comme de juste, doit être porté au bras. Mais seuls les nouveaux remplissent cette obligation. Ceux qui n’ont pas encore pris leurs marques dans l’usine.
Me voilà prêt pour aller au bureau de l’usine. J’ai même rajusté une mèche de cheveux avec une pensée pour la blonde Ursula, du service des fournitures. Mais cette belle intention est entravée par le brave Josif Gnat, soudeur de l’atelier. Cessant de cracher fumée et flammes avec son appareil, il s’extirpe de dessous un cadre et se dresse de toute sa taille. Là, je sens la différence : il fait un demi-mètre de plus que moi. Nous sommes amis et causons un peu de tout : quoi de neuf dans le protectorat8, dans son Trebnitz, dans le vaste monde ; comment fait-il pour se glisser sous le cadre avec une taille comme la sienne ; des géants comme lui ont-ils besoin d’un protectorat (à ces mots il fronce le sourcil et affiche un sourire coupable) ; et les Russes seront-ils contents de ses soudures (Gnat est aux anges quand il entend parler des Russes).
Mais enfin il faut y aller… J’ai encore du monde à voir et j’hésite sur le chemin à prendre. Le couloir central ?
Je peux passer devant le joyeux ajusteur autrichien, noir de cheveux. C’est lui qui nous a donné l’adresse de la logeuse, un bon tuyau. Puis devant un autre ajusteur, Russe de Paris, taciturne (les Russes ont été les premiers virés de chez Renault, quand les Allemands sont arrivés). Je traverserai l’entrepôt de l’atelier voisin DS-3 où Fritz, un petit gros toujours avenant, s’affaire à son poste derrière ses étagères grillagées.
Mais je peux prendre aussi un autre chemin, le long de la cantine où des bouteilles de lait sont distribuées à qui de droit (Jedem das Seine, à chacun son dû). Là, des machines emboutisseuses font un fracas cadencé, auxquelles sont postés côte à côte Mario, Italien de Paris tout brun, tout timide, et le Français Joseph, de chez Renault, qu’on prendrait volontiers pour un Allemand.
Je choisis le deuxième chemin. Évidemment, je ne peux m’empêcher de papoter avec Mario. Mais le vacarme est infernal et je lui fais signe : pause cigarette. Mario éteint docilement son emboutisseuse, imité par Joseph. Et nous nous retirons dans le W.-C.-fumoir allemand pour parler de Paris et du reste. L’endroit est plus tranquille et plus propre qu’au « Club des rouges », une autre latrine, plus loin de là, appréciée des étrangers (qui portent des brassards rouges).
Des ouvriers allemands, posés, propres sur eux, sont alignés le long des murs. Ils tirent sur leurs cigarettes d’un air songeur, échangent calmement quelques mots ou remarques. Drôle de patois tout de même que le berlinois. Ces toilettes sont tenues pour privilégiées et il est possible que nous en soyons chassés. Les contremaîtres viennent ici en griller une, toujours pressés, et même les ingénieurs. Les policiers aussi. Quand ils ont bien fumé et bien écouté les choses qui s’y disent posément, ceux-ci vont au Club des rouges pour vider ces bons à rien de fumeurs.
Au bureau de l’usine, on a tôt fait de me libérer. La belle Ursula, qui laisse glisser sur moi un regard on ne peut plus indifférent, trie mes bons de commande dans la cartothèque. Je rentre à l’atelier (relativement vite), je reprends mon chariot et me traîne à l’entrepôt par un autre chemin.
C’est commode. Toute la journée à voir du monde. Tantôt ici, tantôt là, à tous les coins de l’usine. Ceci en toute légalité.
À la recherche des miens
Je ne me sens pas mal du tout à l’usine. Je suis complètement remis de la famine des derniers temps au camp du Vernet. Après cinq années de guerre et d’inactivité carcérale, je trouve délectable de fournir un peu d’effort physique. Et puis c’est provisoire, je vais rentrer au pays. Bientôt. Peut-être même dans les jours qui viennent. Là-bas, tout sera mieux. Je suis plein d’espoirs radieux, plein de sympathie pour les gens de peu qui m’entourent, simples travailleurs, si différents. J’ai beaucoup d’amis.
En apparence, je suis insouciant. Je me fends d’un large sourire à chaque nouvelle rencontre que je fais, à chaque conversation. Mais toutes ne sont pas intéressantes, toutes ne concernent pas l’essentiel. Opiniâtre, méfiant, je suis à la recherche de vrais amis, à la recherche des miens. L’amitié, la vraie, n’est possible qu’avec des gens qui partagent mes idées politiques. Là-dessus, je n’ai pas changé d’un iota. Le prolétariat est le fossoyeur du capitalisme, le fascisme est la dictature sanguinaire de la bourgeoisie. Et l’Allemagne, industrialisée comme elle est, elle apparaît mûre pour la révolution socialiste.
Certes, je sens bien que mes schémas politiques ne tournent pas très rond. Je sais des choses sur la façon féroce dont les nazis éliminent leurs adversaires politiques, sur les camps de concentration et les « soldats des marais ».
Je sais que Thälmann languit près d’ici, quelque part, le guide des prolétaires allemands. Et que les antifascistes allemands ont été les deuxièmes anéantis après les Italiens. Un anéantissement que je ne m’explique pas.
Parce que je n’y crois pas, bien que je ne voie personne autour de moi qui puisse accomplir une révolution socialiste. Et je ne comprends pas non plus ce silence, cette indifférence. Je ne comprends pas pourquoi notre logeuse est si loyale envers le régime nazi. Je ne comprends pas pourquoi les ouvriers, à l’usine, se font le « salut allemand », même si d’aucuns remplaceraient « Heil Hitler ! » par « drei Liter ! » (trois litres).
Étrange, surprenant. Rien à voir avec ce que j’ai entendu dans les conférences du Vernet. Mais je me dis que je connais trop mal l’Allemagne et que je suis coupé de tout après tant d’années passées derrière les barbelés.
Le plus dur, c’est de s’y retrouver, dans cet imbroglio de langues et de nationalités. Il y a plus d’un tiers d’étrangers dans notre usine. Venus de tous les coins d’Europe. Pas la moindre cohésion. Une vinaigrette de langues et de convictions politiques. Tous, à de rares exceptions près, sont allergiques à l’occupant, d’où leur antipathie pour les ouvriers allemands. De plus, tout le monde ne fait que passer. Si l’on est en Allemagne, c’est pressé par le besoin, par le chômage. Pour gagner de l’argent. Des contrats d’un an. Le salaire ? À qualification égale, il est plus bas que celui des Allemands, mais le cours du mark allemand est tellement surévalué dans les pays occupés que l’on peut gagner correctement sa vie et envoyer quelques sous à la maison sans rentrer chez soi bredouille.
Et l’unité alors ? Qu’en est-il de ce front antifasciste uni que nous sommes censés créer d’après les directives de la conférence du Parti de Berne ?
Pour l’instant, je suis seul. Certes, je sais qu’il y a des étrangers qui partagent mes opinions. Que l’Italien de Paris Mario et le Français Joseph sont des communistes. Nous n’avons pas encore appris à nous cacher cela.
Mais nous sommes en Allemagne. Qu’on nous montre ne serait-ce qu’un seul communiste de l’armée des trois cent mille membres du Parti allemand… Ils ne sont tout de même pas tous derrière les barbelés ! Ce serait impossible…
Je fais le point sur les impressions que j’ai de mes collègues allemands. Pour commencer, je pense à Paul, le monteur de tubes, joyeux drille mais plutôt quelconque. Non, celui-là ne compte pas. Paul est le seul nazi de l’atelier. Pas la peine de lui parler, un Parteigenosse9, un indicateur politique en puissance. Il faut faire gaffe avec lui. Parfois, il vient au travail dans l’uniforme nazi intégral : képi brun à visière de jockey, chemise brun clair rentrée dans une culotte bouffante, cravate vert clair, crispins noirs. Il arbore ces jours-là une allure solennelle. En fin de journée, il se rend d’un pas grave à la réunion du Parti. À cet instant, ce n’est plus le camarade qui vient de nous raconter une histoire scabreuse d’étalon et de grosse dame, mais un homme d’État. Pour autant nous savons que Paul n’a rien d’un grand politique ; il est rustre et borné. Encore que… c’est par lui que j’entendrai dire pour la première fois : « Ach, alles ist scheisse ! » (tout est de la merde !).
Quel est l’Allemand qui pourrait être des nôtres ? Emil Kirchner, fin, efficace, toujours avenant ? Je ne sais pas. Il n’a rien fait pour me le signifier. Peut-être le chétif Adolf Denrich, assistant comptable ? Plus tard, souriant finement, il me lira à voix haute le reportage d’un correspondant de guerre de Tunisie et me posera la question : « Comment est-ce possible, Alex, de décamper à toutes jambes tout en faisant des prisonniers anglais à tour de bras ? »
Mais il me faut des hommes à nous qui soient organisés, pas de simples gens qui doutent. Il me faut des lutteurs, des partisans politiques.
Je porte une attention toute particulière à mon collègue magasinier de l’atelier d’à côté, le vieux Fritz. Il m’attire comme un aimant, ce petit gros discoureur de Friedrich.
— Oh ! non, je suis magasinier depuis peu. Depuis trente-huit. J’ai été mobilisé de force. En vérité je suis chauffeur, un vieux chauffeur. Et avant les automobiles, j’étais cocher sur tramway hippomobile. Tu sais ce que c’est, un tramway hippomobile ?
Je fais souvent un tour dans son entrepôt. Il n’est pas rare que je le trouve en pleine discussion. Alors son visage bon et rond rajeunit. Ses yeux bleus globuleux lancent des éclairs. D’un geste fougueux, il serre ses poings contre sa poitrine et les renvoie à l’écart.
Mais dès que j’apparais, il s’arrête tout net. Du tréfonds de l’entrepôt de Fritz sortent de vieux ouvriers allemands, impénétrables, imprenables, aussi âgés et lourdauds que lui.
Ça veut dire quelque chose.
Mais je ne marque pas d’empressement. Je suis là de passage. En invité.
Lui aussi, parfois, passe me voir dans mon entrepôt. Nous parlons de choses et d’autres, rien de concret, pour nous jauger. Je commence alors à comprendre qu’il me plaît beaucoup, qu’il est intelligent et ferme. Le genre de type qui ne trahira jamais, qui ne sera jamais trop bavard. L’envie me prend de lui poser la seule vraie question qui compte. Et je sens que lui aussi brûle de me dire quelque chose d’important, mais à chaque fois, au moment décisif, il se ravise et s’arrête d’un air embarrassé, comme contrarié, avec un soupir.
Je suis alarmé par une étrange rumeur : « Un nouveau traité a été conclu… L’URSS cède l’Ukraine à l’Allemagne pour un contrat de bail de 99 ans. » Aujourd’hui, dans les fumoirs, on ne parle que de ça. De la foutaise, ce truc. Comme ça un bail ?
Malgré tout, après le travail, je file au consulat. Je veux en avoir le cœur net. Je dois demander ce qu’il en est de mon dossier. Quand est-ce que je rentre au pays ?
C’est un quartier silencieux et bourgeois du centre-ville. Je lance autour de moi des coups d’œil craintifs et je me jette (ou peu s’en faut) dans l’entrée du consulat. Trois gaillards montent à ma rencontre du sous-sol : le local des gardes. Solides les gaillards. Ils me toisent, méfiants. Un intrus ?
C’est moi, c’est moi. La salle d’attente habituellement pleine de monde est déserte cette fois. Que se passe-t-il ? Le secrétaire que je connais déjà (l’air soucieux) me reçoit. Il m’interroge sur l’Espagne plus longuement que d’habitude. Il me sermonne encore un coup : « Vous n’auriez pas dû laisser votre passeport à Paris. »
Il se s’étend pas sur la rumeur qui m’inquiète, se contentant de dire : « Oui, ça commence. » Et de laisser planer un regard absent dans le vide.
Qu’est-ce qui commence, au juste, je n’ai pas bien compris. Ne l’ayant pas compris, je me suis senti rassuré. Un bail, quelle foutaise. Il y en a qui inventent de ces trucs… Nous avons avec l’Allemagne des rapports de bon voisinage. Le pacte est appliqué.
Je vais rentrer bientôt au pays, bien sûr. L’attente ne sera plus longue, après tout ce temps.
Je suis avec toi, douce Patrie !
23 juin ! Quel cauchemar ! Tout s’écroule. Hier encore j’avais l’espoir de rentrer au pays, et voilà qu’aujourd’hui je me retrouve seul en territoire ennemi, dans cette usine à la con qui tourne à grand fracas comme si de rien n’était.
La voilà donc, cette terrible épreuve dont Dimitrov nous avait avertis.
Ce dimanche 22 juin avait pourtant commencé si pacifiquement… et voilà par quels tourments atroces il s’achève…
C’était la première fois qu’Anton et moi avions décidé de nous mettre au vert. La journée promettait d’être chaude. Notre premier Ausflug ins Grüne10.
— Allez donc à Grünau, sur le Langer See11, nous avait conseillé notre logeuse, c’est chouette là-bas. Vous y passerez un moment agréable.
Nous nous sommes levés aux premiers feux de l’aube. Avons préparé un casse-croûte. Tout le monde dormait encore quand nous sommes sortis dans la paisible rue Ostmarkstrasse. Comme à l’accoutumée.
Il est vrai qu’en montant dans le train, à Schöneweide, j’ai remarqué que nous étions filés. Un gros balèze à la gueule carrée, qui longeait le train, a eu un geste gauche pour désigner notre wagon à un autre indic. C’est dans l’ordre des choses ! Ainsi se doit-on de veiller aux vacanciers dans un État totalitaire.
Une fois au lac, nous avons choisi un petit coin agréable sur une plage de sable chaud et propre. Une journée de baignade, un pique-nique tranquille. Une jeune fille, s’aventurant à la nage presque au milieu de ce lac long et paisible, liseré d’un parc de pins, appelait sa copine d’une voix claire : « Helga, komm doch ins wasser ! Hier ist es ja wunderschön ! »
Vers midi est arrivé un Schupo, ruisselant de sueur, dans un casque à bords écrasés. Il cherchait quelqu’un parmi les corps nus allongés. Il a trouvé. L’autre s’est rhabillé à la hâte pour repartir avec le policier. Et voilà tous les événements de la journée passée au bord du paisible Langer See.
Mais dans la soirée, surprise : ruée sur les kiosques à journaux dans la gare de Grünau où nous sommes descendus avec tous les Berlinois qui, bien reposés, rentraient chez eux à contrecœur. À la une des quotidiens du soir s’exhibaient des titres noirs, énormes, horribles : « Perfide violation de nos frontières… » « Le complot des bolcheviks éclate au grand jour… » « L’armée allemande marche vers l’est… »
Je cède aussitôt aux sentiments les plus extrêmes. Le désarroi : comment est-ce possible ? Et le pacte ? Et mon retour au pays ? J’éprouve aussi quelque chose de bassement égoïste : vont-ils encore me flanquer dans un camp ou pas ? Mais ce que je ressens avant tout, d’une façon soudaine, avec plus de force que jamais, c’est une poussée d’amour pour la Russie. Ma douce Patrie, je suis russe, je suis avec toi !
Après une nuit blanche passée en questionnements sans réponses — que faire ? — tout me tombe des mains.
Tout me dégoûte et me rebute. Cette usine qui tourne à grand fracas comme si de rien n’était. Ce nazi de choc que je prends en haine, si loin de moi, toujours planté dans l’atelier du matin au soir, un vrai monstre empaillé avec son bout de nez rouge qu’on croirait collé sur sa face et son uniforme d’apparat.
Il nous passe tous en revue. Et lance à chacun la même chose : « Heil Hitler, camarade ! Alors, c’est la guerre contre les bolcheviks ? (Ses yeux troubles et incolores essaient de percer l’âme.) On va leur apprendre à nous attaquer, pas vrai ? »
À nous attaquer ? Un vieux truc d’escroc. Car qui attaque qui ? L’Armée rouge ?! On ne peut pas laisser dire ça. Il faut agir. En commençant par prouver qui est le véritable agresseur. L’Armée rouge saura lui donner la riposte. Elle leur fera passer le goût du pain… Très bientôt.
La conversation qui couvait depuis si longtemps avec le magasinier Friedrich Murawske a eu lieu aujourd’hui. C’est moi qui ai craqué. La tournée des amis ne m’ayant pas calmé, j’ai choisi de tenter le coup. Surtout que Friedrich a tiré le premier.
Il m’a poussé dans un coin de son entrepôt et m’a posé la question tout de go : ce que je pense de cette guerre qui vient de commencer à l’est ? Les grands yeux bleus honnêtes de Fritz papillotaient derrière les verres épais de ses lunettes dans leur monture d’étain à trois sous. À voir les traits creusés du magasinier, qui avait pris brusquement un sérieux coup de vieux, j’ai compris que ma réponse ne le laisserait pas indifférent.
Alors j’ai craqué. J’ai même dit les choses d’une façon plus tranchée qu’à mes amis étrangers, tous déboussolés : « Oui, je pense que cette guerre a été déclarée par Hitler. Oui, c’est une guerre injuste, une guerre de brigandage. Oui, je souhaite la victoire de l’Armée rouge et je pense que je vivrai assez vieux pour voir ce jour. »
Ce qu’ayant dit, je me suis tu. Qu’allait-dire Fritz ? En réponse, ô joie, Friedrich a lâché une bordée d’injures parmi les mieux choisies à l’attention de ces « chiens sanguinaires de nazis » qui venaient d’engager son pays dans une aventure criminelle. Plus l’ombre d’un doute, maintenant, Friedrich est bel et bien des nôtres. Voilà ce qu’il me faut. Je ne suis plus seul désormais, je serai avec Fritz. Pour la première fois de cette journée de cauchemar, je me sens vaguement soulagé.
* * *
Ils vont de l’avant. Comme dans les Balkans, comme en France. Les « diables blonds » honnis foncent, portés par des fanfares victorieuses, sous l’approbation générale, aidés de toutes parts, soutenus de partout. Personne ne s’est défendu. Personne n’a dit bas les pattes ! Personne n’a abandonné son poste de travail. Comment en est-on arrivé là ? Comment contrer cette violence, ce flot de sang, de mensonge, de fanfaronnade et de cruauté ? Comment vivre maintenant ? Et cela en vaut-il seulement la peine ?
Les trois premiers jours, la propagande nazie s’est tue, dans l’expectative. Des bulletins d’information secs et creux. Alors je me suis dit : ils sont tombés sur un os. L’Armée rouge est en train de broyer les intrus pour leur apprendre à bien se tenir, à ces cochons. Un bon coup dans la truffe à peu de frais…
Mais maintenant, ils ne se sentent plus. Chaque jour apporte son lot de Sonderberichte (communiqués spécial) : « Aus dem Führerhauptquartier (de l’état-major du Führer). Encore une ville entre nos mains ! » Ces communiqués sont comme un coup de poignard en plein cœur. Il arrive parfois qu’il y en ait plusieurs dans la même journée.
Les haut-parleurs à fond !
Comment est-ce possible ?
Peut-être tout cela n’est-il que mensonge ? Le matin, je parcours fébrilement le Völkischer Beobachter.
Des photos de Riga. Je reconnais les ruelles étroites de la vieille ville. Que devient mon frère ? Et mes sœurs ?
Il règne dans les ateliers, parmi les Allemands, une surexcitation sportive. On se croirait à un tournoi de foot. Ils forment de vrais essaims (les étrangers ne s’en approchent pas).
— Kolossal ! Cent kilomètres par jour… Ils ne font pas le poids devant nos engins !
Ils comptent combien de jours il reste avant Moscou. Ce sera la fin de la guerre. Ça les met en joie.
À la cantine, les fascistes rexistes12 ont entonné une chanson. Beaucoup l’ont reprise en chœur, par peur ou pour faire comme tout le monde, tout bêtement. J’étais là, le nez dans ma gamelle d’étain avec un brouet de chou-navet, je n’ai rien mangé. Je me suis levé de table, et dehors.
Les copains étrangers font la tête. Gnat, Mario, Joseph ont la mine renfrognée, inquiète. Au fumoir, dans le « club des rouges », le moral ne va pas fort. Les uns disent : « Ils sont capables de tout », d’autres n’en croient pas un mot : « Des bobards, de la propagande allemande ! » D’autres encore s’en fichent royalement.
À quand Kozelsk13, que les Tatares surnommèrent « Méchante Ville » ?
À quand la contre-offensive de l’Armée rouge ?
Fin de l'extrait gratuit. La version complète est disponible sur:
1 Les Tourelles : prison de transit, Paris.
2 Feinmechaniker : mécanicien de haute précision.
3 Jeunesse hitlérienne, organisation paramilitaire nazie.
4 La rue Ostmarkstrasse a vu le jour en 1924 par suite de la fondation d’une cité de cheminots contraints de quitter l’Ostmark (« la Marche de l’Est »), un territoire attribué à la Pologne aux termes du traité de Versailles de 1919.
5 Le consulat soviétique se trouvait au 63, Unter den Linden.
6 Quotidien du Parti ouvrier national-socialiste allemand (1925 - 1945).
7 Il allait alors sur sa 61e année (né le 14 mars 1880).
8 Il s’agit de la Bohême et de la Moravie, placées sous protectorat allemand le 15 mars 1939.
9 Membre du Parti.
10 Sortie en pleine nature.
11 Langer See, lac long de 11 km situé entre Köpenick et Schmöckwitz, dans la banlieue sud-est de Berlin.
12 Membres du parti fasciste belge.
13 Allusion à la vaillance sans nom dont firent preuve les habitants de la cité de Kozelsk qui surent tenir tête durant sept semaines aux troupes de Batu Khan. Pour cette raison, celui-ci la surnomma « Méchante Ville ». Kozelsk se trouve à 70 km au sud-ouest de Kalouga, près du monastère saint Opta (Optina Pustyn).