Bonjour la France !
Bonjour la France !
La cinquième partie du roman J’irai jusqu’à toi
Traduit du russe par Yves Gauthier
Éditeur: Marie-Thérèse Gauthier
© 2014 T&V Media
En août 1943, l’auteur arrive à Paris où il rencontre Guéorgui Chibanov, une vieille connaissance. Ce dernier l’associe au travail d’organisation de la Résistance dans les camps de prisonniers de guerre et civils soviétiques des départements du Nord et du Pas de Calais. L’auteur va de ville en ville, rencontre des agents de liaison, leur remet des consignes et des tracts, recueille des comptes rendus, établit des contacts avec les camps restés hors du réseau. Il fait connaissance avec de nombres personnalités remarquables dont Vassili Porik, qui manifeste un courage et une vaillance extraordinaire. Au début de 1944, l’auteur se voit confier une mission de sape auprès des hommes de Vlassov. En février 1944, la Gestapo envoie des provocateurs à l’Union des patriotes russes et procède à de nombreuses arrestations. L’auteur en réchappe par miracle. En mai 1944 est arrêté à Thil Ivan Troyan, responsable de l’organisation de la Résistance dans le nord-est de la France. L’auteur nous livre une évocation colorée de la libération de Paris. À la fin du récit, il obtient enfin l’autorisation de rentrer au pays. En annexe, des matériaux d’archive récemment découverts nous révèlent les circonstances tragiques de l’arrestation et de la mort de Vassili Porik.
Georges Chibanov
Le contact a été arrangé par Voskeritchian, un vieil ami parisien sur-le-retour. Jeune, délicat, maladif. Il m’a conduit auprès de Georges Chibanov, m’a serré mollement la main et s’en est allé.
La rencontre nous a mis en joie. Et comment ! Depuis tant d’années… Gurs et la « drôle de guerre ». Qui n’avait rien de drôle, mais enfin nous reprenons le dessus. Nous passons un long moment à nous palper, à nous donner l’accolade, à échanger des compliments enflammés et des regards sondeurs. Car nous vivons une sale époque.
Nous allongeons sagement le pas dans les ruelles guindées de Passy-l’aristocrate, allons jusqu’à l’Arc de Triomphe, la place de l’Étoile, puis faisons demi-tour sans cesser de parler, de brasser les souvenirs, de nous jauger l’un l’autre. Et si l’un de nous avait viré de bord sous le coup d’une époque aussi cruelle ?
C’est plutôt Georges qui me jauge que le contraire. Parce que Georges est ici chez lui alors que moi, une fois de plus, je débarque.
Certes Georges, qui n’est pas Otto, n’a que faire de ma biographie. Il la connaît déjà très bien comme ça. Pas besoin de lui expliquer comment ni pourquoi je me suis retrouvé en France. Non. Ce que Georges veut savoir, c’est autre chose, à savoir mon statut juridique, pour ainsi dire. Ai-je été membre de l’organisation durant toutes ces années ? Ai-je payé mes cotisations ? Et, surtout, qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour le Parti, là-bas, à Berlin ? Parce que ce n’est pas là une rencontre en l’air, elle aura des suites.
Non, on ne payait pas de cotisations (« C’est bizarre », a commenté Georges). Les quêtes, ça oui. Oui, je payais ma participation et je faisais payer les autres. Et je risquais délibérément ma vie, tous les jours, toutes les heures. Concrètement ? Que puis-je dire de concret à Georges sur les communistes allemands, les clandestins berlinois ? Lui parler de Herbert pris au piège ? ou d’Otto qui m’attend ? Personne ne m’a habilité à raconter tout cela. Nous vivons une époque qui ne rigole pas. Ai-je seulement le droit de parler ? Donc, je me tais.
Ma discrétion n’est pas du goût de Georges. Bon, d’accord, tu t’es retrouvé en Allemagne après le camp du Vernet, tu as travaillé là-bas pour gagner ta croûte, comme tout le monde. Ça se comprend. Aucun d’entre nous n’a de rente annuelle. C’est normal et pardonnable. Mais pourquoi biaiser ? Toutes ces allusions au réseau, à mots couverts, à quoi ça rime ?
Un réseau chez les Boches, quelle rigolade ! Dans ce foutu Reich ! Le réseau, la Résistance, c’est ici, en France ! C’est ici, à Paris, que le drapeau de ce mouvement a été brandi par les travailleurs du Musée de l’homme, savants, écrivains, intellectuels ; et que notre compatriote l’ethnographe Boris Vildé, militant antifasciste, a donné le premier à ce mouvement le nom de Résistance. Ils sont morts en héros, les premiers résistants. Boris Vildé, Anatole Lewitsky (Russe lui aussi), d’autres encore. Fusillés par les Boches, comme beaucoup de résistants après eux. Mais la Résistance n’est pas morte. Elle vit, elle se développe, elle monte en puissance…
À l’actif de Georges Chibanov, par exemple (je l’apprendrai plus tard), on compte la destruction par le feu d’un entrepôt de coton des forces navales de la Wehrmacht, des tracts, l’Huma clandestine et La vie ouvrière ! Mais quoi à mon actif ?
Georges est démonté. Comment j’ai pu, moi l’Espagnol1 et l’ancien du Vernet, me mettre à l’abri dans la tempête ?
— Pas question de rentrer à Berlin, tu m’entends, Alex ! Sinon, le Parti et toi, c’est fini. Tu vas rester ici. Tu vas entrer dans la clandestinité. On te trouvera de quoi t’occuper. D’accord ou pas ?
— D’accord.
— Ah ! je le savais. L’Allemagne… on oublie. C’est un sujet qui peut fâcher de vieux amis… Quand est-ce que tu dois quitter l’hôtel ?
— Bientôt.
— Bon, mets tranquillement la clé au clou. Dis au portier que tu pars pour l’Allemagne… C’est la petite Véra Timofeïeva qui te conduira à ta première planque. Tu la trouveras ce soir chez les Brenstedt. Tu te souviens ?
— Et comment ! Rue de Buci, l’Union du rapatriement russe !
— Tu resteras dans ta planque le temps qu’on te fasse des papiers…
…Eh oui, mon brave Otto, je te l’avais bien dit que ça finirait comme ça à Paris. À chaque paroisse ses propres règles.
Au pays des mineurs
Avant notre départ pour le Nord, André me présente à Gaston Laroche (Boris Matline), responsable nommé par le Parti à la tête d’une section d’étrangers membres du PCF (section FTP-MOI2).
Gaston est tout le contraire d’Otto. Rouquin, mollasson, replet, porte des lunettes, bavard, tellement distrait que c’en est dangereux. Quand il explique quelque chose, il oublie tout. Nous faisons connaissance et arpentons les rues d’Issy-les-Moulineaux. Me vient alors l’envie de jeter un œil sur un immeuble gris… La conversation se fait en français bien que Gaston parle un russe plutôt correct… Moi, je cherche le bâtiment des yeux… Nous parlons des camps de prisonniers de guerre et de civils soviétiques dans les mines du Nord, nous discutons la situation, les nouvelles tâches. Les choses tournent vite en notre faveur et Gaston exige une action efficace.
La situation, la situation… je n’aime pas les généralités. Quand on sera dans le Nord, on verra la situation sur place.
Je cherche toujours des yeux la maison grise familière dont, neuf ans plus tôt, je m’étais approché le cœur battant, dans l’attente d’une révélation. Je la cherche des yeux tout en sachant par la bouche de Léon Savinkov, vaillant sapeur des Brigades internationales et désormais chauffeur de vélotaxi, poète et homme de lettres, que mon maître à penser d’un temps n’y est plus, son beau-père, prince rouge, initiateur du Club postrévolutionnaire et du mouvement des Défenseurs de la Patrie, Youri Alexeïevitch Schirinsky-Chikhmatov3… « Mon beau-père a été arrêté par la Gestapo ». En écoutant la conversation d’une oreille, je me dis que tout de même, le caractère des Russes est bien remuant pour qu’il soit toujours porté vers la lutte contre l’injustice et l’oppression. Un caractère dangereux pour tous les oppresseurs. Tu es un danger pour eux, cher prince. Je le sais depuis longtemps. Et j’aurais pu en dire long sur moi-même, à l’époque, si j’avais su. Oui, le dernier acte de votre vie fut noble. Cracher à la face d’un SS, se laisser dévorer par les molosses d’Auschwitz pour prendre la défense d’un ami, oui, cela vous ressemble, cher prince. C’est de toute noblesse.
…Nous arrivons à Lille une heure avant le rendez-vous, échappons sans encombre à une rafle diligentée contre des trafiquants de charbon et prenons place dans un restaurant très convenable. Mais je n’arrive pas à manger tranquillement un morceau dans la crainte de rater la rencontre avec le responsable du département du Nord. Car c’est de lui que dépend désormais le succès de mon travail dans le secteur russe de ce département ainsi que de celui, voisin, du Pas-de-Calais.
Je n’arrête pas de loucher sur un Français corpulent, haut de taille comme tous les gens du Nord, qui, le visage froid et racé, s’acharne une table plus loin sur un bifteck aussi saignant que le mien. En douce, je donne des coups de pied à Georges pour le prévenir du danger.
Mais Georges ne remarque pas le danger et, goguenard, tourne la chose à la plaisanterie :
— Ton bifteck va refroidir. Tu le verras, ton Gabi, t’inquiète pas.
Pendant ce temps, l’escogriffe suspect n’arrête pas de mâcher en affichant, le salaud, un air indifférent (je suis sûr que c’est un indic). Puis il règle l’addition d’un geste nonchalant (sacré pourboire !), replie soigneusement sa serviette et se dirige vers la sortie.
Alors Georges s’empresse de régler la note :
— Viens, on y va.
Mais au lieu de semer l’indic voilà que nous marchons sur sa trace, à une vingtaine de pas.
Longtemps l’escogriffe nous mène par les rues mornes et empoussiérées de Lille en se retournant furtivement aux carrefours. Enfin, il s’arrête. Nous nous approchons et son visage se départit soudain de son air arrogant pour s’éclairer d’un sourire amical et bienveillant.
En deux mots, j’explique à Gabi ma mission d’instructeur du Comité central du PCF dans le nord de la France auprès des Russes et je lui demande de m’aider.
Georges Chibanov (André) nous suit à une vingtaine de pas de là. On dirait qu’il songe aux affaires de l’organisation clandestine qu’il est en train de mettre en place ; peut-être aux actions qu’il concerte avec la belle Vicky (la princesse V.Obolensky) de l’OCM pro-de Gaulle (Organisation civile et militaire) dont elle est l’une des fondatrices — concertations qui ne déboucheront sur rien et qui seront bientôt interrompues par l’arrestation4 de la princesse, laquelle se verra exécutée dans Berlin à quelques jours de la libération de Paris5, après avoir fait preuve d’un courage héroïque aussi bien dans les prisons que lors des interrogatoires ; ou peut-être songe-t-il à d’autres problèmes de notre réseau parce que son visage est sévère et tendu et qu’il cligne à peine de l’œil quand je me retourne pour le voir.
Gabi promet de m’aider à établir des contacts dans les camps de civils. « Les Polonais ont de l’estime pour le chef du camp civil de Beaumont-en-Artois. Il est un peu rétif, un peu fruste, ce lieutenant Le Tonnerre6 de l’Armée rouge, mais bon, on peut travailler avec lui… Les Polonais ont aussi des contacts avec les prisonniers de guerre. Pas les Italiens, du moins j’en doute. » Nous prenons rendez-vous pour la semaine suivante, à Douai, mais sans Georges, et au revoir.
Après ma rencontre avec Gabi commence tout un manège de voyages dans le Nord, ce Pays noir où le charbon, dès avant Amiens, couvre les champs comme des mottes de betterave à sucre, et où les terrils, après Arras, défilent sous les fenêtres des wagons.
Des voyages à Lille, Tourcoing, aller et retour : du militant de Jeune Russie Migatchev au sur-le-retour Lissitsyne. Sur des chemins tracés par Georges et en dehors des sentiers battus. À Thiers-La Grange7, au camp des mineurs soviétiques (pour voir Vladimir Postnikov ou Kalinitchenko). De Thiers-La Grange à Hénin-Liétard, au cœur du pays noir minier. Là, à Hénin-Liétard, je commence par le lieutenant La Foudre, alias Vaska le Rouquin, Vassili Porik de son vrai nom : un luron à l’air décidé, tout sculpté de muscles. Ou bien je vais voir un gars du comité du Parti du camp de Beaumont (Beaumont-en-Artois) : c’est un camp rouge, fiable, politisé à fond par le commissaire8 (que j’emmène à Paris pour le mettre dans les mains de Georges). Après Beaumont je file à ma planque, à Hénin-Liétard, l’épicerie d’une Française, avenante pipelette, ou bien je me trimbale d’un coin à l’autre du pays minier : par des autocars, par des tortillards locaux, puis à pied à travers de mornes corons noircis d’une poussière de charbon omniprésente, passant devant des gendarmes et des gardes wallons qui me regardent de travers, dans la gadoue noire d’étroits passages, de camp en camp, de rencard en rencard, de planque en planque. Dans les pluies de novembre et les froidures de décembre.
Pour la nuit, c’est toujours Hénin-Liétard. Chez la vieille pipelette, épicière du Parti, qui me mettra au sec et me fera manger à toute heure, me contant les nouvelles du pays et me parlera de cette rude contrée charbonnière où de tous temps mineurs français et étrangers vécurent en paix, main dans la main, luttant ensemble pour leurs droits : Polonais, Italiens. Elle me parlera aussi de la solidarité du peuple ouvrier avec les prisonniers soviétiques et même des soins prodigués par les camarades soviétiques du camp de Beaumont à la vieille maman de Maurice Thorez.
Fin de l'extrait gratuit. La version complète est disponible sur:
1 I.e. ancien combattant de la guerre d’Espagne.
2 Francs-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée.
3 Du 11 novembre 1940 jusqu’à sa déportation à Auschwitz le 6 juillet 1942 il vécut dans le XVIe arrondissement de Paris au 22, rue Bois-le-Vent.
4 La princesse Vicky Obolensky fut arrêtée le 17 décembre 1943.
5 En juillet 1944, après le débarquement des Alliés en Normandie, elle fut transférée de Paris à la prison pour femmes de Barnimstrasse, Berlin. Exécutée le 4 août 1944 dans la prison de Plötzensee.
6 Surnom de Vassili Porik.
7 Thiers-La Grange se trouve à 7 km au nord-est de Valenciennes.
8 Mark Yakovlevitch Slobodinski.